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Le procès d'autocensure
analyse
rédigé par Olivier Barlet
publié le 02/12/2016
Togo, autopsie d'une succession d'Augustin Talakaena
Togo, autopsie d'une succession d'Augustin Talakaena
Les Ciseaux, 2003, Morocco, France, 12 min 07, SD, 4/3, color, stereo
Les Ciseaux, 2003, Morocco, France, 12 min 07, SD, 4/3, color, stereo
Togo, autopsie d'une succession d'Augustin Talakaena
Togo, autopsie d'une succession d'Augustin Talakaena

Il est bien problématique de condamner l'autocensure dans les films du Sud. Car si nombre d'entre eux bravent la censure édictée dans certains pays, ils ont bien souvent pour stratégie de développer une esthétique démontant subtilement l'objet de la censure, tout en répondant radicalement aux clichés occidentaux.

La censure est rarement appliquée et en général contre-productive. Comment oublier que c'est l'interdiction de Visages de femmes de Désiré Ecaré (1985), en raison d'une longue scène d'amour adultère dans un marigot, effectivement très sensuelle, qui avait rendu le film célèbre et qui fit son succès une fois l'interdiction levée ? Ce qui fonctionne, c'est l'autocensure. Elle réduit l'œuvre ou l'empêche carrément d'exister. Elle est insidieuse et sournoise. Elle devance la censure, en s'appuyant sur la crainte et le désarroi. Mais il arrive aussi qu'elle puise dans l'imaginaire, dans les représentations de soi issues du regard de l'Autre, et à ce titre, trouve ses sources dans les paradoxes historiques du rapport à l'altérité.
Censure morale. Les attaques répétées en France de l'association Promouvoir, tendant à faire interdire, via le Conseil d'État, des films leur semblant atteindre les valeurs morales ont fait craindre un retour de l'autocensure. Alors même que la relation particulière que le cinéma entretient avec le public (salle close, obscurité, impact visuel et sonore, vision continue, intégrale et collective de l'œuvre) impose l'existence d'une commission de censure, préservant notamment les jeunes générations, il est atterrant de constater combien la crainte d'une censure peut restreindre la prise de risque des financeurs.
Censure économique. Ceux-ci engendrent cependant un autre type de censure, non pas morale mais concernant le réel, dans leur façon de chercher à plaire pour engranger les bénéfices. Les 20 millions de spectateurs d'Intouchables font rêver de retrouver un tel succès. On voit ainsi apparaître à répétition des comédies au budget dodu, reprenant comme thème la question de la diversité en France : La Vache, La Vie en grand, Qu'est-ce que j'ai fait au bon dieu ?, etc. Au lieu de prendre à bras le corps ce qui dérange, ce qui fut historiquement le rôle de la comédie au cinéma, elles privilégient, avec force clichés qui ne mesurent pas leur mépris, une approche faussement consensuelle, masquée sous des pointes d'humour.
Or il se trouve que l'Autre dérange et qu'il faudrait dépasser le discours aliénant d'une intégration sans douleurs. Une immigration est une intrusion, une greffe, une question posée à une société dans sa capacité d'évolution et de redéfinition de soi. Le repli qui hante aujourd'hui les sociétés occidentales est l'illusion de communautés sans étrangers, d'un monde sans l'Autre, qui n'est possible qu'au prix de lois liberticides, d'une ségrégation, d'un apartheid, alors que tout se globalise et que se pose aujourd'hui plus que jamais la question d'une terre à partager. Nous n'en avons qu'une pour tous. et ce n'est que dans la conscience
de l'habiter ensemble que nous pourrons éviter d'en faire un enfer. C'est alors que, la décolonisation radicale préconisée par Fanon, comme l'indique Achille Mbembe, passe par la critique de la représentation, qui défigure, réifie et détruit, pour qu'un jour cette terre soit "le chez soi de tous" (1).
Censure de l'image de soi. Là est la clef face à la censure industrielle, qui remplace la réalité par les clichés : la critique de la représentation, objet du travail d'une revue comme Africultures et objet des cinémas différents. Cependant, aujourd'hui, la représentation du Noir, de l'Arabe, de l'immigré n'est plus à séparer de celle du "Nègre", au sens où l'entend Mbembe : ce peuple des exclus, des chômeurs, des réfugiés, de ce dont on ne sait que faire et qu'on parque dans les camps - cette humanité excédentaire au regard de la logique économique néolibérale. La pensée universaliste, centrée sur l'Occident comme norme, en phase avec la naissance du capitalisme au XVe siècle, énonçait la vision d'un monde divisé en catégories, en espèces, en races. Alors que les grandes découvertes auraient pu être le théâtre de fécondes rencontres humaines, il fallait réduire pour exploiter et cela justifia tous les crimes envers un peuple noir, que l'on a fait animal, objet, chose, marchandise. Ses descendants en portent encore les traces physiques et psychiques, tant le rejet de l'Autre fait partie intégrante du délire. Cette part délirante de la modernité qu'évoque Mbembe quand il décrit la place spécifique accordée à l'Afrique et aux Africains dans la face primaire et inavouée du discours sur l'humanisme et les droits de l'homme.

La remontée en humanité

Face à cette censure de l'humain que sont les traumatismes historiques, à leur déni par les récits nationaux, qui empêchent de les cicatriser, l'enjeu est d'organiser aujourd'hui, ce que Fanon appelait "la remontée en humanité". La cure qu'il proposait passait par un refus de la castration, avec la difficulté de l'englober dans toutes ses dimensions, car celui qui a été assigné à une race en a intériorisé les termes et en vient même à désirer la castration, se considérant lui-même comme inférieur. C'est parce que l'autocensure puise dans cette contradiction qu'elle est très complexe à juguler, passant par un énorme travail sur soi. Cette cure passe notamment par les tentatives multiples de se différencier à travers le black is beautiful : musiques et danses, habillement, coupes de cheveux, gestuelles, mais aussi pratiques religieuses, apparaissant à première vue comme des aliénations, voire de la naïveté, mais qu'il convient de voir comme des expressions de résistance. Se reconstruire est le programme de la reconfiguration et de l'insoumission. Il s'agit de sortir d'une représentation figée par les clichés, entrelacs de haine et de fascination. Cette reconfiguration à la fois spirituelle et onirique, mise en avant dans les expressions artistiques autant que dans la trivialité quotidienne, n'a de sens que si sa dimension politique est prise en compte, c'est-à-dire qu'elle est assumée par l'ensemble de la Cité : acceptée, encouragée, valorisée. On en est loin. C'est pourtant à cette condition que l'on pourrait entendre l'expérience africaine, elle, qui pourrait guider notre monde dans son besoin d'intégrer la valeur de l'incertitude pour aborder l'avenir sans crainte, dans son besoin de s'ouvrir à sa diversité pour dépasser les replis et démonter la base du terrorisme. Ce monde imprévisible et créolisé est déjà là dans des expériences et mouvements de revendications multiples, mais il n'est pas encore endossé par les sociétés et leurs dirigeants.
C'est là que le bât blesse et qu'apparaît la dangerosité du tournant actuel, car l'assignation n'est pas seulement le lot de l'opprimé, mais aussi de l'oppresseur : le racisme détruit autant celui qui le subit que celui qui l'exerce. En réagissant par la répression et le repli sur soi, la société se met en danger elle-même, en écornant de plus en plus ses valeurs, son État de droit, ses règles du vivre-ensemble. Car l'enjeu n'est pas de vivre en juxtaposition, mais bien ensemble, dans ce que Mbembe appelle "l'en-commun", c'est-à-dire un rapport de coappartenance, de mutualité et de partage.
Plutôt que de se masquer la réalité, il faudrait donc comprendre que nous sommes condamnés à vivre ensemble. L'ultime expérience de la nécessaire coexistence entre victimes et bourreaux au Rwanda ou en Afrique du Sud est à cet égard plein d'enseignements. Dans cette exigence de partage, en dépit des difficultés, l'heure n'est pas à la victimisation. Les modalités du rapport ont changé. L'Europe n'est plus le centre du monde, même si nombre de dominations sont encore à l'oeuvre. Certes, le cinéma demande de l'argent, et en l'absence de financement endogène, les cinéastes ont dû historiquement se tourner vers les guichets occidentaux ou internationaux, et faire acte d'allégeance. Le temps est cependant révolu, où la coopération française, sous prétexte qu'elle avait financé, pouvait imposer son logo en début de film, avec l'insert "la coopération française présente". Le temps est révolu où les cinéastes débattaient de l'opportunité d'aller au festival d'Amiens, de par les liens de ce festival avec le ministère de la Coopération. Les guichets se sont taris avec la crise, si bien que les questions d'autocensure, pour répondre aux attentes occidentales, ont évolué. On ne se demande plus quel scénario fournir pour plaire à une commission. De même, on n'entend plus ces reproches faits à un "cinéma calebasse", rural, éloigné des problématiques urbaines contemporaines, longtemps colportés par la presse et les observateurs vis-à-vis de cinéastes soupçonnés de trahison, alors même qu'ils tentaient de rendre compte des réalités d'une Afrique essentiellement rurale et de problématiques présentes dans les villages comme dans les villes.

Religion et terrorisme

Le procès d'autocensure n'a pas disparu mais il a changé d'objet. Dans les années 2000, il était encore de bon ton de chercher à plaire à un public occidental, donc à ses attentes, que l'on définissait pour l'Afrique sub-saharienne comme une approche fantasmatique de l'Afrique (sauvage, rurale, mystérieuse, inquiétante, magique, intemporelle, ancestrale, etc.) et pour l'Afrique du Nord, essentiellement comme une réaction à une vision rétrograde de la femme, supposée caractériser les sociétés, mais que l'orientalisme a largement contribué à forger. Que l'imaginaire occidental soit composé de ces éléments est hors de doute, mais que les films cherchent à y répondre est hautement questionnable. Les problématiques abordées semblent en général parfaitement pertinentes pour les sociétés en question. Plutôt que de dresser le procès d'une intention dévoyée, il aurait mieux valu tenter d'analyser en quoi les scénarios et l'esthétique pouvaient reproduire inconsciemment la vision coloniale et les concepts dominants.
Cela se pose de façon accrue aujourd'hui, avec l'émergence, à la faveur de la révolution numérique, d'un cinéma de proximité, réalisé sans aide extérieure avec de petits budgets et sans connaissances élaborées de technique cinématographique, mais aussi et surtout sans réflexion approfondie sur les enjeux esthétiques du cinéma. En l'absence de véritables écoles de cinéma et soucieux d'atteindre un large public, ces films jouent surtout le mimétisme sur les modèles audiovisuels dominants et le cinéma de genre. La multiplication des écrans (vidéoclubs et lecteurs de dvd / vcd, télévision, ordinateurs, téléphones portables) et la fermeture quasi-généralisée des salles ont donné à ces films un marché, perdu pour les films plus exigeants. Les films qui ont le potentiel de circuler dans le monde et de représenter les problématiques africaines et humaines auprès d'un public international deviennent rares. La vidéo bon marché, c'est souvent rester chez soi.
Le procès d'autocensure a changé d'objet en lien avec les problématiques de la religion et du terrorisme. Le regain religieux observable dans les pays du Sud répond au cynisme occidental, en matière d'intérêts économiques et envers ses propres valeurs, que le cinéma et l'audiovisuel répercutent dans le monde entier. Au nom de la liberté d'expression et du diktat d'une laïcité dévoyée comme nouvelles normes identitaires à imposer, on méprise et caricature ce qui est respecté au Sud. Couplé avec les séquelles des interventions militaires occidentales, le retour de bâton est le terrorisme, et on ne sait où s'arrêtera le cercle vicieux de la violence et de la répression.
Si l'autocensure peut atteindre les cinéastes du Sud face aux fixations de leur société pour éviter les ennuis, il faut la situer dans le contexte avec lequel ils doivent composer, la liberté de la femme et la sexualité (et notamment l'homosexualité) restant les principales pierres d'achoppement. Confrontés à la violence, leurs stratégies seront essentiellement esthétiques, sauf si, s'appuyant sur la validation au Nord, ils peuvent prendre le risque. La sélection au festival de Cannes de Much Loved de Nabil Ayouch n'a pas empêché son interdiction au Maroc et la mise en danger de son actrice principale, mais lui a permis de circuler dans de nombreux pays.
C'est ainsi que sexuer des personnages, qui ne renoncent pas à leur désir et à leurs envies malgré l'emprise des traditions, de la religion, des tabous et de la censure, sera l'enjeu des cinémas d'Afrique des années 2000. Et cela d'autant plus, comme le dit la Sénégalaise Katy Lena Ndiaye, que "la profusion d'images à la fois réductrices et négatives de l'Afrique", pousse à "utiliser les plans rapprochés, [s'] attarder sur les visages, les yeux, les mains, les pieds, la peau. Mettre l'humain en cœur du film". (2)
Se rapprocher des corps, certes, mais il est important, par moments, de montrer la foule, en tant que rassemblement de force, en tant que peuple en devenir. C'est, par exemple, ce que fait en 2008 Togo, autopsie d'une succession d'Augustin Talakaena, en collaboration avec le journaliste Luc Abaki Koumeabalo. Commentaire sur images d'archives, il retrace les événements tragiques, qui ont fait suite au décès du président Eyadema du Togo le 5 février 2005, au pouvoir depuis 38 ans. En donnant à voir les manifestations monstres qui ont suivi le hold-up du pouvoir par le fils d'Eyadema, il témoigne de l'ampleur d'un phénomène qui ne peut plus être décrié comme marginal. Dans un contexte de désinformation et de censure des images, le plan d'ensemble (ou le plan séquence, le panoramique, le travelling) montre une foule de façon indéniable. C'était le conseil d'Hitchcock à Sydney Bernstein, qui était chargé par l'armée britannique de préparer les prises de vues de la libération du camp de concentration de Bergen-Belsen, au printemps 1945. Il fallait témoigner de l'ampleur de l'horreur. L'image d'une foule manifestante est une preuve, celle des assassinats le serait moins, soumise à la crédulité naturelle d'un spectateur conscient des manipulations possibles (cf. la célèbre affaire du charnier de Timisoara en Roumanie, supposée accuser le régime Ceaucescu, alors qu'il ne s'agissait que de cadavres autopsiés d'une morgue ordinaire). Le savoir ne réside pas dans le fait de voir, mais de faire voir. La diffusion du documentaire est dès lors un baromètre de la démocratie, notamment dans les télévisions d'État. L'interdiction des films de Jean-Pierre Lledo ou de Malek Bensmaïl en Algérie sont à cet égard emblématiques. Mais c'est aussi en France qu'une œuvre de ce dernier a été déprogrammée : Le Grand Jeu, sur la campagne présidentielle algérienne de 2004. La généralisation des paraboles rend cependant ces censures, souvent plus sensibles dans la pressen, dérisoires. La Camerounaise Osvalde Lewat dit ainsi : " le documentaire me permet d'avoir une vraie prise de position, qui m'était impossible dans le journalisme", et poursuit : " En tant que cinéaste, ma démarche est de faire des films en Afrique avec des Africains, pour qu'ils soient conscients qu'ils sont comptables de leur destin". (3) Car c'est l'esprit critique et la conscience qu'éveille le documentaire. C'est en documentant les courages qu'il met à nu la richesse des cultures et la complexité du monde.

Braver les censures

Il semble ainsi bien méprisant d'affirmer que les cinéastes du Sud s'autocensurent alors même qu'ils se battent pour s'exprimer librement. Un rapport de forces est possible. Dans Les Saignantes, Jean-Pierre Bekolo attaque directement le pouvoir camerounais : "Comment faire un film d'anticipation dans un pays qui n'a pas d'avenir ? Comment faire un film policier dans un pays où l'on ne peut enquêter ?" Considérant le film comme "contre le régime" et "pornographique", la commission de censure a proposé au ministre de la Culture, l'écrivain Ferdinand Oyono, des coupes et une interdiction aux moins de 18 ans. Le refus net du cinéaste de couper des scènes et la mobilisation de la presse camerounaise et des journalistes du Continent, orchestrée par la Fédération africaine de la critique, ont eu raison de cette menace. Le film est sorti sans coupes en 2006, assorti d'une interdiction aux moins de 13 ans et d'un message d'avertissement en début de film.(4) Vu son aura internationale, la censure égyptienne avait du mal à interdire un film de Youssef Chahine, pour son dernier film, Le Chaos, elle s'était donc concentrée sur des scènes précises. Pour ne pas empêcher la sortie du film, "nous sommes tombés d'accord pour couper dix secondes que nous avons remplacées par un noir bien identifiable pour les spectateurs qui savent ainsi où se trouve le passage incriminé " indique son coréalisateur Khaled Youssef. (5) Mais Chahine aura eu toute sa vie maille à partir avec la censure, celle de l'université Al-Azhar alternant avec celle de l'État, sans jamais lâcher prise ! "Le problème actuellement, c'est vraiment la religion et la sexualité, les gens sont obsédés par ces deux choses. Et bizarrement, ils les mettent en opposition", dit Yousry Nasrallah.(6) C'est donc souvent au nom du religieux que l'on bannit toute sexualité dans les films. Lorsque dans Les Ciseaux, le vidéaste Mounir Fatmi se saisit des images censurées de la scène de sexe d'Une minute de soleil en moins de Nabil Ayouch (Maroc, 2002) et les mêle à celles bourrées de vie d'un mariage, d'un garçon qui court, de l'énergie d'enfants faisant de la balançoire, du temps des gouttes d'un robinet à l'envers, etc., il fait de ces images des arguments critiques. En les entrelaçant, il leur confère une capacité de dissidence. En superposant les images censurées du rapprochement des corps avec un poème d'amour de Musset, il met en lumière l'idéologie qui pousse à la censure.

La position critique

8 septembre 2001 : Karmen Geï de Joseph Gaï Ramaka (Sénégal, 2001), adaptation de Carmen de Prosper Mérimée et de l'Opéra de Bizet, est projeté depuis trois mois au cinéma Bel'Arte de Dakar. Le film choque par des scènes osées. Emprisonnée, Karmen danse jusqu'à séduire sa geôlière, qui ira jusqu'au suicide pour elle. Mais si les talibés mourides, armés de coupe-coupe, gourdins et autres armes blanches, en veulent au film, au réalisateur et à la salle, c'est que la prière mortuaire de la défunte est une sourate chantée, dont leur guide Cheikh Ahmadou Bamba est l'auteur. Les accusations ont fusé : "provocation", "parjure", "profanation", "blasphème". Les dirigeants du mouvement ont obtenu des autorités d'interdire le film dans toutes les salles du pays. La copie ayant été saisie, la sortie dans les autres villes africaines fut annulée.
7 octobre 2011 : peu avant les élections du 23 octobre pour l'assemblée constituante tunisienne, la télévision privée Nessma TV diffuse le film d'animation Persepolis de la Franco-Iranienne Marjane Satrapi, une critique du régime de l'ayatollah Khomeiny, suivi d'un débat sur l'intégrisme religieux. Deux jours après, le siège de Nessma est assiégé par quelques centaines de personnes, en majorité salafistes, qui tentent d'incendier le bâtiment. Sur Facebook, ils appellent à brûler Nessma et à tuer les journalistes, tandis que des manifestations sont organisées. La raison invoquée est la représentation de Dieu, sous les traits d'un vieillard barbu, dans le rêve de la jeune fille héroïne du film. Sous la pression, le président de Nessma, Nebil Karoui, annule la deuxième diffusion et s'excuse publiquement, mais sa propre maison est attaquée, le 14 octobre, et sa famille menacée. Il est ensuite traîné devant les tribunaux pour "atteinte aux bonnes mœurs " et "trouble à l'ordre public".
Dans ces deux cas, c'est l'irrespect des signes religieux qui est invoqué pour justifier une censure violente, prolongée par une censure légale, motivée par la peur. L'enjeu politique sous-jacent est le contrôle des normes en vigueur par des groupes religieux, qui instrumentalisent volontiers l'émotion, provoquée par les transgressions artistiques. C'est quand elle est idéologique, c'est-à-dire qu'elle fait violence à la pensée et à la parole, que la censure est à combattre, celle de l'État comme celle de la rue. Ce n'est pas le contenu des images qui pose problème, mais de savoir si elles laissent à chacun son discernement : "La critique de l'image est fondée sur une gestion politique des passions par la communauté. Elle ne devrait jamais être un tribunal d'épuration morale des contenus, qui mettrait fin à tout exercice de la liberté du regard ", écrit Marie-José Mondzain. La censure ne devrait dès lors s'inscrire que comme une barrière à l'irresponsabilité, lorsque l'image asservit, en ne convoquant plus que la pulsion. Les décisions de censure doivent donc faire l'objet d'un débat public, voire juridique, et ne peuvent être laissées à la rue. Mais si la censure d'État est nécessaire comme ultime garde-fou, elle "ne pourra jamais se substituer par ses décrets à l'éducation du regard et à l'exigence éthique des productions". (7)
C'est dans cet appel à la responsabilité et non dans un absolu traqueur d'autocensure qu'il faut défendre la liberté d'expression. Si l'ironie et l'humour sont a priori inoffensifs, les attentats et les manifestations, dans divers pays, contre les caricatures du Prophète ont montré à quel point l'humiliation n'est pas sans conséquences. La mondialisation de la communication fait que toute image humiliante fait le tour du monde, fait resurgir et conforte l'humiliation historique (8).
Le cycle est enclenché : provocation, réaction violente, condamnation de la violence, au nom de la liberté d'expression, sans que jamais ne soit posée la question de savoir s'il est souhaitable d'humilier, car la question est posée au nom des grands principes universalistes : tout le monde devrait avoir notre liberté. Les Musulmans, qui se sentent atteints par la publication de caricatures de leur Prophète, sont-ils des attardés, des non-évolués ? Faut-il ainsi partager le monde entre les libres d'esprit et les victimes du dogme ? Qu'on le veuille ou non, le fait religieux est un fait culturel. Il se décline différemment selon les peuples, et évolue partout, tous les jours, notamment sous les coups de buttoir de ceux qui, par leur impertinence, font bouger les lignes rouges. Il ne s'agit pas de renoncer à la laïcité mais de revenir à son fondamental : la tolérance. La loi de 1905 n'affirme-t-elle pas la neutralité de l'État français et le droit de chacun de manifester sa religion dans l'espace privé ou public ? Il ne s'agit pas non plus de brider la presse ou les artistes : un art qui ne dérange pas n'est pas de l'art. Il s'agit seulement d'appeler à la responsabilité, car l'humiliation n'est pas sans conséquences. L'art ne s'en grandit pas et est assez fin pour pouvoir s'en passer. Point n'est besoin de l'encadrer, de légiférer contre le blasphème. Il ne s'agit pas d'appeler à l'autocensure mais à une éthique choisie, une conscience de l'Histoire et du mépris qu'elle a développé envers ceux-là mêmes qui se sentent aujourd'hui atteints dans ce qu'ils ont de plus profond, la seule chose qui leur reste quand l'espace public les rejette, leur croyance. On peut en penser ce que l'on en veut, on ne peut pas lui dénier sa pertinence. Dans un contexte où l'on n'est pas reconnu dans sa valeur et où les chances de s'émanciper de ses conditions sociales sont faibles, la croyance est un des derniers actes de résistance et de résilience possibles. Et en cela, elle est éminemment respectable.

Olivier Barlet

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