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Paroles engagées, Paroles engageantes
Nouveaux contours de la littérature africaine aujourd'hui (1)
analyse
rédigé par Odile Cazenave
publié le 01/06/2004
Odile Cazenave
Odile Cazenave

D'hier à aujourd'hui
Ainsi commence Ken Bugul dans "Ecrire aujourd'hui : questions, défis, enjeux" (2). Ces questions à l'égard de la littérature africaine et de l'écrivain africain ne sont certes pas inédites, mais elles ont pris une nouvelle vigueur ces dernières années. Ce sont celles que se posait déjà la génération des Indépendances face à un contexte de domination qui plaçait la littérature négro-africaine sous le signe du " militantisme ".
Certains de ces militants purs et durs ont perduré. Ainsi Mongo Beti, qui nous a cependant laissé découvrir un souffle et un regard neufs, liés à son retour au Cameroun. D'autres ont continué à écrire en se resituant au fil de leur œuvre. Ainsi Henri Lopès, après un roman tel que Le Pleurer-rire (1982), repose la question du roman dans sa nature et sa fonction dans Dossier Classé (2002), pour rappeler que le rôle du roman n'est pas d'informer.
Le départ forcé du Congo pour les Etats-Unis, à la fin des années 90, a redonné à Emmanuel Dongala de nouvelles priorités, lui intimant d'écrire à et pour la jeunesse. D'autres encore, tel Kourouma, ont connu un long silence avant de revenir à l'écriture, et de nous engager nous, lecteurs et critiques, dans de nouvelles questions : non pas simplement celle de la course au pouvoir ou de la violence, tenants désormais classiques de la littérature africaine, mais des nouveaux développements et contextes dans lesquels cette violence prend place, celle des enfants soldats, plus simplement victimes mais aussi agents de cette violence. Aujourd'hui, Mongo Beti, Senghor, Kourouma, René Philombe ont quitté la scène. Face à leur départ, les questions que pose Jean-Luc Raharimanana dessinent les nouveaux contours et tenants du débat autour de l'engagement aujourd'hui (3) : en termes d'esthétique d'une part, en termes du rôle de l'écriture pour l'écrivain.
Ils ont porté l'Afrique avec eux. Avaient-ils le choix d'agir autrement ? Ce statut d'auteur engagé a-t-il trop pesé sur leur écriture ? Ont-ils oublié de travailler leur style ?
Je suis parmi ceux qui pensent que l'écrivain africain ne peut décemment contourner cette question de l'engagement, car comment écrire, jouir simplement de l'écriture, du luxe que cela donne – liberté incomparable de celui qui construit un monde propre à lui –, quand la matière même de cette écriture, la culture, la société africaine, est l'objet de toutes les oppressions, de toutes les pauvretés ?
Un nouveau contexte, un souffle nouveau
Pour remonter en amont, les années 80 montrent un désamorçage de cette question face à un concept qui semblait essoufflé, arrivé à épuisement (4). L'émergence de nouvelles voix en France, " les enfants de la postcolonie " comme les a appelés Abdourahman Waberi, a correspondu chez nombre de ces auteurs au besoin de chercher une voie plus personnelle qui s'éloignait du roman canonique, entendez par cela, du roman engagé, et qui rejetait l'idée d'une mission implicite, celle d'être le témoin de son peuple et de son époque, la voix porte-parole, éventuellement la voix révolutionnaire, rebelle qui s'inscrivait en marge du régime, encourant le risque de censure, de représailles, voire d'exil. Pour Simon N'jami ou Blaise N'Djehoya, il y a rejet d'une écriture qui soit nécessairement circonscrite à l'Afrique et aux Africains. (5) Ce sont aussi de jeunes romanciers et poètes, comme Jean-Luc Raharimanana, Abdourahman Waberi et Kossi Efoui (6), qui acquièrent rapidement une certaine visibilité sur la scène littéraire parisienne/francophone et ce, par leur travail d'esthétique sur la langue. Inversement, ces mêmes années correspondent à une transformation du roman africain au féminin qui passe à une critique plus directe et ouverte des questions sociopolitiques de l'Afrique postcoloniale, démontrant que le domaine de la politique n'est plus la simple prérogative de l'homme (7).
Or, politiquement parlant, la fin des années 80 et le début des années 90 sont marquées par une nouvelle configuration : celle d'un grand espoir et de nouvelles possibilités (avec la chute du mur de Berlin, la fin du bloc soviétique et, sur le continent africain, la libération de Nelson Mandela et la fin de l'apartheid en Afrique du Sud). Mais c'est aussi l'époque d'un redoublement de violence dans le monde, en Yougoslavie, au Sierra Leone et au Liberia, en Algérie, en Somalie, au Rwanda avec le génocide des Tutsis et Hutus modérés en 1994, au Congo avec les guerres civiles, et plus récemment, en Côte d'Ivoire.
En 1994, les intellectuels, occidentaux et africains, préfèrent tourner le regard vers l'espoir que constitue Nelson Mandela en Afrique du Sud, plutôt que de regarder du côté du génocide. (8) Dans Rwanda pour Mémoire, le film réalisé par Félix Samba Ndiaye autour de la manifestation Fest'Africa 2000 au Rwanda, Boubacar Boris Diop résume ainsi l'attitude commune : " Ôtez ce sang que je ne saurais voir ". (9)
Or, les dix dernières années – et l'initiative de Fest'Africa y a contribué de façon clef – marque une nouvelle prise de parole des écrivains africains, dans une réévaluation du rôle de l'intellectuel africain aujourd'hui, de sa responsabilité (10).
Dix ans après sa création, Fest'Africa occupe une place incontestable dans l'organisation des événements artistiques ayant trait à l'Afrique. Au-delà, le festival a favorisé un courant dynamique de rencontres et d'échanges entre écrivains., Que ces écrivains ne soient pas aujourd'hui d'accord par rapport à un projet collectif tel " Ecrire par devoir de mémoire " (11) ou face à l'engagement – question qui a occupé une place centrale à la manifestation de 2003 à N'Djamena – me paraît tout à fait sain et salutaire. C'est la preuve même de la réactualisation de cette question et de sa vitalité (12).
Je suis le chiendent sur le bord des routes.
Je n'arrête pas vos pieds pour vous jeter à terre,
Je vous retiens pour que nous parlions.
Jean-Luc Raharimanana.
Discussions et prises de position
Les discussions entre auteurs, sur place et après le congrès de N'Djamena, renvoient essentiellement à une différence de prise de position quant à la conception du rôle de l'écrivain et de l'écriture, quant aux implications d'être écrivain africain. Ces prises de position vont d'un sentiment de devoir écrire et réagir à une situation spécifique (c'est le cas par exemple des auteurs qui ont participé à " Ecrire par devoir de mémoire "), à une certaine circonspection, une volonté de rester observateur attentif, mais en distinguant sa participation en tant que citoyen et celle dans l'écriture (13), et, enfin, au refus de devoir écrire sur un sujet donné et le désir d'être reconnu simplement en tant qu'écrivain (14). Une session comme celle sur le sida par exemple a déclenché beaucoup d'émotions. Là où certains écrivains exhortaient leurs pairs à prendre la plume pour aborder des questions urgentes telles que le sida comme une autre forme de violence, d'autres ont réagi par la négative, se refusant à écrire d'une part sous commande et d'autre part à se voir investis d'une mission.
" Nous ne sommes pas les pompiers de l'Afrique, à devoir éteindre les feux sur le continent ", dit ainsi Alain Mabanckou, ou encore : " Devons-nous être des photographes ? " (15) Au-delà de cette formule-choc qui renvoie par ailleurs à la question du réalisme, Mabanckou précisera sa pensée plus loin (16). Il refuse une sorte d'obligation de l'engagement, qui, comme il le souligne, portée à son extrême, présente le risque d'aboutir à une nouvelle catégorisation proche de celle du concept dangereux d'authenticité, où une classification insidieuse se ferait entre les " vrais " et les " faux " (écrivains) africains. Inversement, Alain Mabanckou dit aussi (17) :
" Le Congo est toujours mon point d'inspiration, le pays qui bat dans mon cœur. J'y retourne toujours avec émotion. Plus je m'éloigne de ce pays, plus il se rapproche de moi. Je me tiens au courant de son actualité mais je ne me vois pas y vivre avant la retraite. Je pense que je suis utile à mon pays en travaillant à l'extérieur. "
Le mot "utile" nous renvoie bien évidemment à la question d'engagement. Ce n'est pas nécessairement qu'il y ait pour autant contradiction. La résistance de nombre d'auteurs au concept d'engagement, vient de la résilience d'un non-dit avec l'équation suivante : texte engagé = texte pamphlétaire, où le travail de l'esthétique restait ravalé au second plan, et les critiques voyaient d'abord la valeur testimoniale avant de considérer le travail d'écriture, où l'écrivain se voit privé de cette reconnaissance. Aujourd'hui, il nous faut considérer au contraire la littérature africaine dans la plurivalence de son expression artistique, dans son souffle, son rythme, ses interrogations, ses effets d'échos avec d'autres littératures.
Y a-t-il de nouvelles formes d'engagement aujourd'hui ?
Parler de nouvelles formes d'engagement, c'est poser un certain nombre de questions quant aux paramètres d'analyse, quant à notre fonction en tant que critiques, quant à l'appareil critique dont nous disposons. Il s'agit de reconsidérer les tenants d'une terminologie qui a aujourd'hui vieilli, ne convient plus nécessairement, dont certains termes paraissent vidés de leur notion première. Que signifie aujourd'hui " littérature postcoloniale " ? Peut-on considérer d'un seul tenant une production qui s'étale à présent sur plus de quarante ans ?
C'est dans cette optique que l'analyse des paramètres d'âge (de générations), mais aussi d'espace et de sexe (gender) nous permet de construire de nouvelles grilles de lecture. Les femmes aujourd'hui, nous l'avons dit, inscrivent le politique dans leurs textes et prennent la parole. Un texte comme " La spirale de la violence " de Tanella Boni, écrit après le 11 septembre, donne voix à la perspective africaine sur la question (18). Un essai comme celui d'Aminata Traoré, Le Viol de l'imaginaire (2002) est un autre exemple de la prise de parole par les femmes et de leur clarté de vision tant par rapport à la place et l'action des Etats-Unis qu'aux conséquences de la mondialisation sur l'Afrique. En regardant vers le passé, en se confrontant à l'inhumanité, comme Monique Ilboudo avec Murekatete (2000), Véronique Tadjo avec L'Ombre d'Imana, Voyages jusqu'au bout du Rwanda (2000) ou Tanella Boni avec Les Baigneurs du lac rose (1994, 2002) (19) et L'Atelier des génies (2002), elles effectuent chacune un travail d'ancrage, qui vise à assurer un socle plus solide, pour que demain soit bâti sur les bases d'une réconciliation avec hier. Ecrire contre l'oubli, témoigner, mais aussi se poser en termes d'esthétique la question de comment écrire l'horreur, la violence et l'inhumanité d'une guerre, d'un génocide, font partie des questions que se sont posées les intervenants, hommes et femmes, au congrès de N'Djamena. A travers ces interrogations, ils nous convient, nous lecteurs, à un devoir de lecture (20).
Faut-il pour autant conclure qu'hommes et femmes écrivent l'engagement de façon similaire lorsqu'ils inscrivent aujourd'hui la violence dans leurs romans et poèmes ? Les années 90 ont montré à cet égard une résurgence de la thématique de la violence liée à l'environnement urbain postcolonial (et c'est certainement un des fils à retenir dans notre analyse de la parole engagée aujourd'hui). Dans "Writing The Child, Youth And Violence Into The Francophone Novel from Subsaharan Africa : The Impact of Age and Gender" (21) " j'ai examiné en quoi les romanciers utilisaient le personnage de l'enfant (enfant soldat) dans l'inscription de la violence, pour réfléchir à la question de l'avenir de la jeunesse africaine et de l'Afrique, alors que des enfants ont vu ou commis l'irréparable. Les femmes, de leur côté, si elles inscrivent cette violence dans une tranche d'âge différente – jeunes filles et jeunes femmes – la représentent d'abord dans son quotidien, dans ce que Tanella Boni appelle " la banalisation de la violence " (22). Ce faisant, elles nous rappellent non seulement la présence de la violence au quotidien mais aussi le danger de ne pas la reconnaître, de ne pas la déceler à temps comme telle. Il ne s'agit pas là d'une sorte d'essentialisation, mais de choix stratégiques et politiques qui s'inscrivent dans la prolongation logique de choix stratégiques opérés par les générations précédentes. On en revient donc au paramètre d'âge et de génération.
Si nous prenons la question d'espace comme paramètre d'analyse, quelles sont aujourd'hui les nouvelles implications de la diversification de l'espace d'écriture ? Ecrire depuis Paris, New York, Abidjan ou Johannesbourg, constitue-t-il un facteur pertinent, à l'heure de la mondialisation, à l'heure où, en principe, les écrivain(e)s du continent ont également accès à l'Internet et à une diffusion instantanée de l'information ? (23) Le fait d'écrire en milieu anglophone lorsque l'on est écrivain francophone a-t-il une influence ? Et si oui, laquelle ? Faut-il voir dans le fait que nombre des contre-voix qui s'élèvent (24) pour débattre de ces questions sont situées aux Etats-Unis, une simple coïncidence ? Ou la distance avec Paris / la France d'une part, avec le continent d'autre part, crée-t-elle une distanciation propre qui amène à une qualité de regard différent ? (25)
En quoi les perceptions des uns et des autres sont-elles liées à l'espace d'écriture ? En quoi le lieu de publication joue-t-il dans l'écriture, la prise de parole et la réception de cette parole ? Si nous posons toutes ces questions, c'est d'abord parce que, contrairement à la génération des militants qui dénonçaient ou témoignaient, les écrivains aujourd'hui posent et se posent d'abord des questions et nous dérangent dans nos assises (26). Leurs interrogations, doutes, explorations, c'est dans et par l'écriture qu'ils les expriment.
Pour que la parole engagée soit porteuse, il faut qu'elle engage son lecteur, qu'elle le/la conduise à regarder le monde avec des yeux différents. Or, ce qui va " être parlant " dépend de la tonalité, des images, métaphores, codes linguistiques, culturels et autres, auxquels fait appel l'écrivain et qu'il/elle va partager avec ses lecteurs (27). La capacité et le succès du décodage posent la question de réception du texte, et de ce qui transforme une parole engagée en parole engageante. Comment et pourquoi cette parole attire le lecteur ? C'est nous inviter à une appréciation et un travail critique des formes esthétiques qui animent la littérature africaine aujourd'hui, c'est reconnaître une esthétique dans le cri, c'est trouver une étoile au coeur de la nuit.
Il n'y a qu'une seule histoire d'amour que nous habillons et déshabillons avec nos mots et nos espoirs, une seule vraie saison du coeur où l'univers peut éclore, un seul moment de grâce pour renaître et reconstruire le monde envers et contre tout. (Véronique Tadjo, A Mi-chemin, 97)

Odile Cazenave

Odile Cazenave est actuellement Visiting Professor à l'université de Harvard et enseigne la littérature et le cinéma francophone au MIT. Elle est l'auteur de Femmes rebelles : naissance d'un nouveau roman africain au féminin (1996)/Rebellious Women (1999, 2000) et Afrique sur Seine. Une nouvelle génération de romanciers africains à Paris (2003).

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