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Petites et grandes histoires de censure
analyse
rédigé par Soeuf Elbadawi
publié le 30/11/2016
Lapiro de Mbanga emprisonné, novembre 2009
Lapiro de Mbanga emprisonné, novembre 2009
Thiat, au premier plan et son acolyte, Kilifeu, du groupe Keur gui
Thiat, au premier plan et son acolyte, Kilifeu, du groupe Keur gui

Un artiste noir, obligé de chanter derrière un rideau, pour ne pas se noyer dans la blancheur du public d'un soir. Les African Jazz Pionner, reproduisant dans Hosh - un morceau devenu mythique - les signaux que se font les clients d'un bar pour annoncer une descente de police dans les townships. Johnny Clegg, censuré pour avoir chanté Mandela déboulant sur la scène avec Sipho Mshunu à ses côtés, exprimant le désir de mixité grandissant de la société sud-africaine. C'était l'époque de l'apartheid. Un temps où les artistes du cru, comme ceux de toute l'Afrique et du monde entier trouvaient juste de célébrer la liberté, en se frottant au pouvoir, en pointant les dictatures du doigt, en éveillant les consciences de leurs concitoyens. L'Afrique du Sud au temps de l'apartheid n'est que l'exemple, bien sûr, d'un temps où la censure était une arme de destruction massive et de dissuasion, dirigée contre les artistes et leurs peuples. Une arme qu'il fallait déjouer ou affronter, de manière toujours radicale, en risquant sa vie et sa foi en l'espérance.

Nous parlons là d'un temps où les dictateurs du bon goût, homme de pouvoirs ou gardiens patentés de la morale, s'en prenaient, sans filet, aux artistes, en les emprisonnant, en les empêchant d'exister, de diffuser leurs oeuvres. Aujourd'hui, on se surprend à croire que toutes ces histoires sont bel et bien finies, bien qu'une ONG comme Artsfreedom.org parle d'une recrudescence des crimes de censure (1). On remarque surtout que la culture se noie se noie dans le divertissement le plus mercantile sur la plupart des territoires qui nous occupent. Avec un langage réduit à sa plus simple expression (tendance babillante en hausse) dans les musiques populaires consacrées par le marché. Dérive néolibérale ou effondrement des idéologies ? Les objets de création deviennent de simples produits marchands, dont la finalité est souvent de générer un profit immédiat, dont l'importance nous éloigne du politique. Et les musiques africaines sont loin d'échapper à cette tendance. Ce qui explique peut-être le succès d'un Franko, alias Franck Junior Kingue, auteur du fameux "Coller la petite" le titre le plus joué du moment, dans les charts radios et boîtes de nuit africaines, voire au-delà, puisque certaines célébrités comme Mokobé, le rappeur, ou Drogba, le footballeur, s'en font les avocats, d'office. Fidèle à une vieille tradition camerounaise de chanson grivoise, ledit morceau s'attaque aux jeunes femmes en cadence pop sur un dance-floor. Des petites à croquer ! Des "lolos", des "babouches" et des "pointues", en veux-tu, en voilà ! Un vrai régal d'anthropophage pour macho endurci en zone urbaine, avec radar de noctambule en chaleur sur piste de danse. Tu "choisis ta petite", tu la "manges avec appétit". Les femmes figurent des sortes de proie sur la piste. Et le chasseur, coincé comme au premier jour de sa naissance - il attend un appel de sa mère -, apprend à opérer, au rythme du coach en chef, avec méthode : "Récupère la petite/ angoisse la petite/ embrouille la petite / et maintenant colle la petite".
Il n'est pas difficile de comprendre l'effet d'un tel discours sur les masses enjaillées d'une Afrique francophone épuisée, à force de se faire étriper par des années d'actualité chaude ou macabre. En vérité, ce qui a décuplé l'effet de la première écoute, c'est le parfum de scandale qui a suivi la sortie du clip. Histoire d'une réaction à vif de notables dépassés face aux images de danse virile filmées sous les spotlights d'un bouge festif : Joseph Tover Twanga, préfet de la Mifi, département dont dépend Bafoussam - la troisième ville du Cameroun - et le Conseil national de la communication, institution d'État, se sont crus obligés d'interdire la diffusion du morceau dans le pays en novembre 2015, au nom des bonnes moeurs. De quoi faire grimper les stats sur YouTube, puisque la vidéo sulfureuse est aussitôt passée de 1 à 6 millions de clics sur le net (plus de 38 millions de vues à ce jour), propulsant Franco, petit rappeur méconnu jusque-là, sur le devant de la scène. La musique est un business, le buzz sur la toile un sésame bankable de nos jours.
Coller la petite, au-delà d'un beat efficace, recyclant la fièvre des influences westaf du moment, n'a pourtant rien de révolutionnaire. Mais il a une qualité indiscutable. Il ridiculise par ricochet une autorité, issue d'un système complètement obsédé par le contrôle du citoyen, en se servant intelligemment du web. Un outil sur lequel le régime camerounais n'a aucune prise, pour l'instant. Sans parler du tollé général, suscité auprès des médias, locaux et internationaux, des artistes, telle Lady Ponce, princesse du bikutsi, de la LCC, Ligue camerounaise des consommateurs. Une petite victoire pour les défenseurs de la liberté d'expression, sans doute, mais qui ne dit rien de ce que Franco luimême envisageait pour la suite de son histoire. À prendre au premier degré, sa chanson n'est d'ailleurs que l'esquisse bon marché d'un humour potache, très à la mode dans les classes moyennes des grandes villes du Continent. Nous sommes loin ici de la chanson subversive, d'autant que d'autres artistes du cru ont fait pire sur la question qui occupe le Franko (2). Raison pour laquelle les brigades féministes ont à peine cherché à le dérouiller au grand jour. Le message du morceau est sans ambiguïté : "Je demande aux mecs qui vont dans les fêtes de s'éclater lorsqu'ils y sont. Parce qu'on ne va pas dans une fête pour jouer les rabat-joie ou pour plomber l'atmosphère. Quand on est dans une fête, il faut s'éclater et on le fait naturellement avec une cavalière qu'on colle ". Il ne faut pas chercher plus loin. D'ailleurs, le texte le dit, pour ceux qui en douteraient : " On est là pour s'amuser/ on est là pour enjailler". Une preuve, s'il en est, du caractère, peut-être pas inoffensif, mais inexplosif de son propos : Wagram, label distribué par Universal, propriété de Vivendi, elle-même propriété du groupe Bolloré, se serait empressé de le signer pour un prochain album. Bolloré, celui que les militants camerounais des droits de l'homme accusent de contrôler leurs ports, leurs rails et leurs plantations agro alimentaires, en costume de néo colon, dernier cri. Un bloggeur, Théophile Kouamouo, journaliste, auteur d'une belle chronique sur l'affaire, conclut son propos sur une interrogation : "Et si la morale de l'histoire est que Franko le pestiféré n'a plus rien à craindre, vu qu'il ricane désormais sous l'ombrelle protectrice du VRAI pouvoir ?" (3) Franco chez Bolloré aurait davantage une tête de produit culturel à marketer que de chanteur engagé à interdire… Car voilà un vrai souci de nos jours. La musique est devenue un produit comme un autre sur le Continent (et pas que), défendue par des ligues de consommateurs et financée par des hommes de pouvoir, au bras long. On ne devrait pas s'étonner de la voir jouer aux "danseuses". L'entertainment peut avoir du bon. Et il n'y a pas que des préfets qui s'enflamment à son sujet, en commettant des maladresses à succès, à l'instar de ce qui fonde le bonheur d'un Franko, il existe aussi des raisons objectives, souvent liées au business, justifiant le recours à la censure. Quand une Commission nationale, chargée de la chanson et du spectacle, se réveille pour interdire le coupé-décalé de Dj Arafat sur la radio télévision nationale congolaise (RTCN), sous couvert "d'assainir les moeurs et de concourir à la campagne de l'initiation à la nouvelle citoyenneté", l'enjeu est basique, mais réel, selon Abidjantv.net. Le coupé des Ivoiriens, que l'on trouve "intrusif" ou "populaire" selon les pays, concurrence méchamment le ndombolo sur le marché de Kin, au point que des pointures comme Koffi Olomide se sentent parfois obligées d'emprunter quelques rifs et pas de danse au pays de Douk Saga. Eux aussi, ils ont morflé : certains de leurs clips ont été interdits de diffusion à partir de 2005. Par la même Commission nationale de censure des chansons et spectacles (CNCCS), qui porte bien son nom, et pour des raisons bien différentes. Ces clips heurteraient le public congolais par leur recours excessif à des scènes de nudité. Koffi Olomide, JB Mpiana et bien d'autres. "Pour nous, ces images blessaient les bonnes moeurs" expliquait Manzala Man-Ngo, président de la CNCCS et procureur général. Des médias privés comme la RTKM ou Canal Tropical ont été inquiétés, leurs directeurs mis en garde à vue, pour avoir diffusé ces images. Journaliste en danger (JED), une association pour la défense de la liberté d'expression et du droit d'informer, rappelait très justement la limite de l'exercice, au moment de l'interpellation de Lumbana Kapasa, directeur des programmes de la RTKM : "les clips de Koffi Olomidé se vendent sur la place publique à Kinshasa. Ce n'est pas à un média privé de jouer au censeur pour satisfaire le puritanisme de certains". Tshivis Tshivuadi, son secrétaire général, qui trouvait que la CNCCS s'en prenait un peu trop aux artistes au nom des bonnes moeurs, remarquait qu'à l'époque certains artistes se débrouillent avec la dite Commission pour mettre leurs concurrents à l'amende, histoire d'être seuls à rayonner dans la place, probablement. Les figures osées des clips de coupé-décalé pouvaient facilement tomber dans ce piège au caractère pudibond bien nourri. Une signature, qui a sa raison d'être, pour le premier fan venu.

CONTESTATAIRE ET GRANDE GUEULE

C'est ce qui rend l'enjaillement - une tendance ivoirienne assez bien exportée de nos jours - nécessaire à bien des publics en Afrique, et ce, malgré l'attitude néo conservatrice de la CNCCS, qui se veut garante de tendances et gardienne de la bienséance. Comme quoi le marché de l'entertainment mène à toute sorte de querelles. De là à dire que la bonne et vieille censure politique a disparu, il est un mensonge que nous ne commettrons pas. Il n'y a pas si longtemps encore, le pays de Franco Luambo Makiadi se payait le droit de refouler Tiken Jah Fakoly aux frontières. Sur RFI, le rasta ivoirien, qui devait se rendre à Kin pour l'édition 2015 du festival Jazz Kif, avait été clair : "Je pense que j'ai été censuré par rapport aux messages que je passe pendant les concerts". Tiken est un artiste impliqué contre les dérives du Continent. À Goma, à l'est du Congo, où il avait joué, quelques mois plus tôt, il s'était exprimé contre les régimes accros au pouvoir. Les hommes de Kabila ne pouvaient apprécier un tel discours, dans la mesure où ils étaient déjà en train de négocier une révision de la constitution pour que leur président brigue un troisième mandat.
Ceci rappelle une autre histoire, celle de feu Lapiro de Mbanga, artiste populaire, qui, au Cameroun, s'est retrouvé emprisonné, trois années durant, pour une chanson, Constitution constipée, dans laquelle il montrait clairement la porte au président Biya, qui était en pleine manigance pour un énième mandat. Tout comme Tiken, Lapiro avait le sang qui bouillonnait contre les injustices faites à l'Afrique. "Je suis un contestataire. J'informe, je dénonce, je crie. Je tire les sonnettes d'alarme. Je suis issu d'un continent pillé, qui se meurt et sans avenir. Comment pourrais-je me contenter de faire seulement danser les gens, sans leur rappeler leurs responsabilités, sans leur dire qu'il y a un combat à mener pour sortir de la misère. Je me sentirais vraiment mal à l'aise à chanter la gaieté, l'amour, la légèreté. Dans mon pays, la réalité n'a rien à voir avec tout cela. " Il est clair que nous ne sommes plus chez Franko, bien que Lapiro lui-même se vantait en son temps de faire de la musique qui bouge : "Je parle de choses très dures, alors j'essaie de compenser. Je fais une musique vivante et dansante. C'est ma façon de dire que la vie n'est pas seulement misérable et qu'il faut toujours garder l'espoir" (4). Soutenu par Freemuse (5), à la suite de son emprisonnement en 2008, il avait fini par obtenir un droit d'asile aux États-Unis, suite à une plainte déposée auprès du Haut-commissariat desNations Unies aux Droits de l'homme. L'exil comme réponse à la censure... Tiken Jah Fakoly, qu'Alpha Blondy avait traité de "Mister grande Gueule" dans une chanson en 2007, avait dû s'exiler, lui aussi, après des menaces de mort proférées par les Jeunes Patriotes - des milices pro-Gbabo. Les deux figures du reggae africain se sont réconciliés depuis, certes, mais de grand frère à petit frère, leur querelle a fait comprendre que même un artiste peut vouloir retirer la parole à l'un des siens. Blondy ne mâchait pas ses mots à l'époque : "J'aime pas ta gueule […] Rends-moi un service, ferme ta sale gueule […] Tu n'es pas Che Guevara, encore moins Nelson Mandela/ Tu te prends pour ce que tu n'es pas ". Mais les imbéciles étant seuls à ne pas se remettre en question : "Ce paragraphe est clos, explique Blondy (6). Tiken et moi avons réglé nos divergences. Nous avons fait une chanson ensemble qui parle de réconciliation et nous avons fait ensemble la caravane de la réconciliation. J'aimerais ne plus évoquer ce chapitre. Cela ne sert à rien de ressasser des choses passées". Le passé raturé est aussi une manière de s'asseoir sur le vécu commun, surtout lorsque la religion de la paix impose aux artistes, comme sur la scène malienne (7), de tisser le vent de la réconciliation.

LA FABRIQUE DE LA PEUR

Il est d'autres histoires encore plus violentes en matière de censure sur les scènes de musique actuelle. La guerre faite au rap est la plus saisissante. Que ce soit au Congo Brazza, où les 2Mondes ont été à l'origine du mouvement Ras-le-bol, au Burkina, où Smockey a renforcé le lien entre art et politique, en créant le Balai citoyen en 2013, au Maroc, où Mouad Belghaoute s'est retrouvé derrière les barreaux en 2013 pour s'être battu dans les rangs du mouvement démocratique du 20 février, en Égypte, où Ramy Essam, auteur de la fameuse chanson Irhal ("dégage") (8) contre Housni Mouba-rak, devient "la voix du soulèvement", en Ouganda où des artistes comme Ssentamu Kyagulanyi (alias Bobi Wine), payés en 2013 pour promouvoir l'image de Kampala, se font grossièrement racheter par les autorités, en Mauritanie, où Monza est censuré avec son premier album, Président 2la Rue Publik, le rap dérange, partout où il passe, sur le Continent. Il est devenu la bande d'une jeunesse en colère, prête à tout pour crever l'écran et crier sa douleur au grand jour, à défaut de transformer les masses et de pouvoir reconstruire l'avenir. La plupart ne sont pas outillés pour instruire le changement, mais ils se refusent au discours du no future et prennent la rue pour l'exprimer. Il y a comme un mouvement dans l'air, qui reste cependant confiné dans les pays d'émergence, les artistes ne parvenant pas toujours à dépasser leurs frontières, malgré un discours panafricaniste bien trempé. Punchlines anti système, musique jugée contraire aux moeurs ou artistes à la grande gueule : l'image du rap a tout pour plaire aux censeurs en costume-pays. À l'institut Gorée, où l'ONG Freemuse a initié un échange sur l'Afrique de l'Ouest en 2005, on a pu se rendre compte des principaux maux, vu du coté des artistes eux-mêmes. Saintrick du Congo, Rex Omar du Ghana et Didier Awadi du Sénégal ont pu comparer leur vécu sur la question avec les camarades de pays voisins. Entre les comités de censure officielle à éviter et les abus de petits chefs à territoire limités, le mic mac permanent des politiques, les fatwas cinglants de religieux et la mauvaise foi clientéliste des médias, la peur des représailles et des lendemains difficiles, l'exil comme échappatoire et l'autocensure comme manière de survivre, le quotidien du rappeur semble ne pas être de tout repos. Tous parlent de la fabrique pernicieuse de la peur, y compris à Dakar où la censure est tapie dans l'ombre, inexistante en apparence, mais toujours efficace, dès lors qu'il faut museler l'artiste. Avec cet élément en plus : les griots ou les musiques hégémoniques telles que le mbalax, fondées sur la louange et l'évitement des sujets qui fâchent, peuvent noyer tout discours critique dans l'opinion et vampiriser tous les médias, en se montrant plus consensuels. Ce que n'est pas le rap au Sénégal où les attaques peuvent aller jusqu'à interroger la manière de se vêtir de l'artiste. Où l'on reparle du caractère obscène de tel texte ou de tel artiste. En juin 2016, Ramatoulaye Diallo, alias Déesse Major, une rappeuse de Grand-Yoff, s'est ainsi vue infliger une garde à vue pour "atteinte à la pudeur" et "aux bonnes moeurs", par le Procureur de la République de grande instance de Dakar, à cause d'une vidéo diffusée sur le réseau Snapchat. La plainte venait d'un obscur Comité pour la défense des valeurs morales (CDVM), qui l'avait déjà apostrophée, semble-t-il, en 2014 pour s'être présentée en slip sur scène. Il n'y est même pas question de Mu Nice, son single sorti en 2013, mais de ses provocations vestimentaires. Comme quoi il n'est pas toujours question de musique, dès lors que le censeur se persuade d'écraser de la mauvaise graine. Et nul besoin d'être un obscur imam, bouffi d'intolérance, pour sévir... Sarah Zawedde, artiste, confiait à Index on Censorship que les plus grandes menaces, en matière de liberté artistique, pouvaient tout aussi bien provenir des milieux culturels dans lesquels elle évoluait en Ouganda. Il n'y avait pas que les mondes politiques et religieux qui étaient en jeu. Et elle était loin d'avoir tort. Il y a moins d'une année, sur la 2stv, chaîne de télévision sénégalaise, Mamadou Sy Tounkara, animateur de l'émission "Senegaal Ca Kanam", s'en prenait à Malaaw, dernier clip de Pape Diouf, pour obscénité, également. Pape n'est pas rappeur, mais le problème reste le même. Au Sénégal, où les médias arrivent à vous flinguer une oeuvre en moins de deux, en la déclarant nulle et non avenue pour leur public immédiat. En mars 2016, à l'occasion d'un référendum, un représentant du mouvement Y'en a marre, le rappeur Thiat du groupe Keur Gui se plaignait : "Nous avons pris position et nous nous sommes investis pleinement dans cette position avec nos moyens. N'oubliez pas que le principal moyen de cette société civile, c'est la musique, c'est le hip-hop. Nos morceaux ont été censurés dans toutes les radios et télévisions du pays. S'il n'y avait pas des caravanes, personne n'entendrait ce morceau du wax waxeet, qui invite les Sénégalais à voter Non. Et pourtant, vous avez entendu d'autres morceaux de campagne invitant à voter Oui sur toutes les radios et télévisions" (9) Une censure qui n'a été revendiquée par aucune autorité politique officielle, mais qui, pourtant, avait toutes les qualités d'une opération instruite par l'appareil d'État. La collusion des intérêts est un aspect essentiel du débat, et la discrétion qui l'accompagne, un atout pour qui censure.


LES COPS ET LE VISA


Mais il est des endroits où l'État ne cherche même pas à se retirer du champ de tir, bien au contraire. C'est le cas de la Tunisie de Ben Ali, où les rapports de force, entre l'État et le peuple, étaient si frontaux qu'aucun écran de fumée ne pouvait semer le trouble dans les esprits. Contre la dictature, le rap a montré ses dents, et contre lui, l'État s'est montré féroce. En 2011, un rappeur, El Général Lebled, s'inquiétait de la misère sociale des jeunes tunisiens. Il s'est retrouvé derrière les barreaux, pour avoir chanté "Président, ton peuple est mort", via Facebook. Les réseaux sociaux deviennent d'ailleurs l'atout premier d'une génération d'artistes, malgré "les erreurs 404 qui se multiplient, les comptes Facebook rendus inaccessibles, les vidéos retirées", comme l'écrit Charlotte Pudlowski sur Slate Afrique (10). À l'époque, de jeunes artistes comme Bendir Man (11), chanteur satirique, ou Yram, un groupe de métal, s'emparent du web, en font leur principal territoire d'existence. Pour Yram, "Si on ne postait pas sur Myspace, sur Facebook, sur Internet en général, comment est-ce qu'on pouvait faire de la musique ? Pas une maison de disques n'aurait osé nous signer". Mais la police veille, comme toujours au grain. Ce qui fait basculer certains dans une semi-clandestinité. Le rappeur Lak3Y, qui diffusait ses mp3 en ligne dès 2010, se sentait surveillé, sur écoute, suivi dans la rue, obligé de se cacher durant deux mois : "Je ne pouvais pas rester plus de deux jours dans un endroit". Simplement, parce qu'il en avait marre et qu'il l'exprimait dans ses morceaux. "J'en avais marre du chômage, de pas pouvoir faire de concert, de pas pouvoir mettre un album dans les bacs". D'où l'importance prise par la toile, pour l'ensemble de ces artistes. Rappelons que si les rappeurs ne sont pas à l'origine de la révolution de 2011, ils ont quand même accompagné, à l'instar d'autres artistes, les dernières heures de la dictature. Mohamed Mediouini, ancien directeur de l'Institut des Arts de Tunis, rappelle bien la situation, à l'époque : "la censure était réelle, mais on composait avec les données. Il y avait des artistes qui osaient, poussaient à chaque fois un peu plus loin, mais on ne pouvait rien dire (…) il faut reconnaître que ce régime est arrivé à créer des réflexes d'autocensure qui ne permettaient pas d'aller loin, d'être soi-même" (12). Il n'est pas difficile de saisir les enjeux d'une période de dictature. Ce qui étonne plus, c'est ce qui arrive dans l'après Jasmin. Weld El 15 - le blaze le plus connu - mis aux arrêts. Quatre mois de prison, un 5 décembre 2013, pour avoir critiqué la police. Il avait déjà fait six mois de peine en sursis (13) pour une chanson, "Cops Are Dogs" ("Les policiers sont des chiens"), dont le clip, mis en ligne sur les réseaux sociaux, contenait un montage de scènes montrant la police en train de réprimer. Six mois de prison pour Klay BBJ, son complice, dans un tribunal cantonal pour des paroles jugées "insultantes". Les deux sont jugés par contumace. Personne ne pense à les convier au tribunal. BBJ exige d'être rejugé pour la même affaire en septembre 2013, en sa présence. Il est relâché le 17 octobre, mais en ayant purgé trois mauvaises semaines en cellule. À l'origine, les deux artistes, connus pour leur point de vue critique, se font serrer un 22 août 2013. C'était suite à une prestation au festival international d'Hammamet, durant laquelle ils auraient injurié la police et les autorités. Dans un rapport dressé par Human Right Watch, il est dit : "Peu après leur passage sur scène, la police a agressé les deux chanteurs, les a arrêtés et gardés à vue pendant plusieurs heures, avant de les libérer dans l'attente des résultats d'une enquête. Ils ont été déclarés coupables une semaine plus tard, par le Tribunal cantonal d'Hammamet (…) aux termes des articles 125, 247 et 226 bis du code pénal tunisien". L'article 125 punit d'un an de prison quiconque commet un outrage à fonctionnaire, dans l'exercice de ses fonctions. L'article 247 prévoit une peine allant jusqu'à six mois de prison pour diffamation de personnes ou de corps constitués. L'article 226 bis interdit de porter atteinte à la moralité publique ou aux convenances par des actes ou des paroles. L'appareil judiciaire dispose donc de tous les moyens pour réduire au silence. Ce qui a permis la mise en danger de nombreux journalistes, blogueurs, artistes et intellectuels, rappeurs compris, depuis 2012. Human Right Watch pour sa part rappelle que chacun de ces dispositifs, pénalisant la critique et invoquant l'insulte envers les institutions, va à l'encontre des lois internationales (14). Comme si rien ne voulait changer sous le soleil de Tunis, malgré le vent nouveau de la démocratie. Ce qui ravive le feu de certains artistes, dont El Général, qui, en 2014, re signait une nouvelle adresse au président de la République, "Rayes El Bled 2", sur YouTube, dans laquelle il évoque une Tunisie encore sous influence des temps de Ben Ali. Qui rappelle les années d'avant le Jasmin… Ainsi, les artistes continuent-ils en musique d'incarner une force dans des sociétés qui répriment aveuglément, sans chercher à réfléchir à l'idée que la musique n'est pas que "divertissement". Certes, le musicien, dans certains cercles de vie, est vu comme un raté, associé à la délinquance, aux affaires de sexe prohibé, au marché de la drogue. Certes, des organisations de défense des droits de l'homme négligent l'économie qu'il génère, pensant qu'il y a plus essentiel que défendre un artiste à la marge. Cité par Véronique Mortaigne du journal Le Monde, Daniel Brown, disait d'ailleurs que même "Amnesty International [qui a organisé en 1988 Human Rights Now !, une tournée de stars du rock et de musiques du monde en faveur des droits de l'homme] s'offusquait peu des exactions contre les musiciens". Les esprits résistent quand même dans les territoires les plus en crise. Des tas d'artistes s'impliquent dans le devenir citoyen et prennent la parole au nom des damnés, des oubliés, des démunis. Ce qui finit toujours par paniquer l'establishment. Par peur de la contradiction, concernant leurs intérêts en Afrique, les diplomaties d'influence vont, elles aussi, développer un fort sentiment de défiance par rapport aux artistes les plus critiques. Elles se fondent alors sur l'argument de l'immigration illégale pour leur fermer les portes du Nord, en refusant de délivrer des visas pour tourner en Europe ou aux States. Au Nord, jusqu'à preuve du contraire, se trouve le marché le plus courtisé pour les artistes classés world. Des pays comme la France parviennent à négocier le silence des artistes d'Afrique d'une manière sournoise, grâce à ce petit bout de papier. Nul besoin de demander à l'artiste de se taire, lui-même le sait et fait ce qu'il faut pour se rendre "indolore" aux yeux de l'ambassade, à laquelle il s'adresse. D'ailleurs, il sait aussi ce qu'il faut tenir comme discours sur les régimes honnis par l'Europe ou l'Amérique pour obtenir ce même permis de circuler dans d'autres circonstances. Jeux de langues et rapports de force nourrissent ce débat en profondeur, sauf que les artistes interviewés se montrent moins diserts sur cet aspect, par peur de cracher sur la main qui, possiblement, les nourrit. Où débute l'autocensure, sinon dans l'incapacité du dire ? S'il faut se plier au système pour mériter un droit de passage aux frontières, peut-on être encore maître de son discours ? Les artistes sollicités veulent bien en discuter, mais dans le respect strict de leur anonymat. "Tu comprends, se défendait Cheikh Mc, rappeur comorien, il y a une vingtaine d'années, au sortir du consulat de France,place de Strasbourg à Moroni, où un agent d'ambassade venait de maltraiter les demandeurs de visa au guichet. Toi, tu circules déjà entre Paris et Moroni. Nous, on est obligés d'accepter ce qu'ils nous font endurer pour obtenir ce putain de visa, sinon on ne peut pas bouger d'ici". Le visa comme sésame indispensable : celui qui le délivre tient la bride haute aux "grandes gueules". Cheikh Mc se présente, aujourd'hui, comme l'un des artistes les plus engagés de la scène des musiques actuelles aux Comores, l'un des rares à oser défier l'État et l'establishment, à parler de corruption et de clientélisme. Mais il reste aussi l'un de ceux qui circulent le plus entre le Sud et le Nord, parce que plus stratège dans sa capacité à déjouer les grilles fermées de la frontière française, là où se joue l'avenir de bien des musiques comoriennes. Une vraie question de marché, qui l'oblige à inventer des stratégies, pour se prémunir du pire : le refus du visa. Il est des sujets que l'artiste engagé (15) évite soigneusement d'interroger, dans le paysage et la mémoire qui sont les siens. Le débat sur Mayotte occupée ou non par la France en fait partie. Fouad Ahamada Tadjiri, guitariste comorien, considère ainsi que Cheikh Mc, à l'image d'autres artistes, s'empare de sujets consensuels (des évidences condamnables) telle que la lutte contre la corruption ou contre le scandale de la pédophilie, mais il ne va jamais évoquer de sujets aussi dérangeants que la mort de milliers de personnes (+ de 20.000 morts en vingt ans ans) à cause d'une frontière invisible (Visa Balladur), tracée par la France dans l'archipel. Et comme pour lui donner raison, Cheik Mc lui-même le dit dans un titre de son dernier opus (16) : "Je viens de la marmite de l'économie de la France". Manière pour l'impétrant de dire que l'on ne peut se retourner contre la marmite coloniale qui vous nourrit, peut-être…

Soeuf Elbadawi

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