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Vois-tu le petit bateau sur le mur ?
Éternel retour du rêve des autres, limitation des rêves de soi
analyse
rédigé par Célia Sadai
publié le 25/11/2016
Amnesia de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar
Amnesia de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar
Gungu la mcezo par Soeuf Elbadawi et Watwaniya le 13 mars 2009 à Moroni
Gungu la mcezo par Soeuf Elbadawi et Watwaniya le 13 mars 2009 à Moroni
Étienne Minoungou
Étienne Minoungou

Dans le domaine des arts du spectacle, l'évaluation de la liberté détermine les conditions de production d'une œuvre, la programmation et la circulation d'un spectacle, sa "représentabilité" en somme. Les artistes du continent africain sont quant à eux évalués, par facilité métonymique, à l'aune du classement de Reporters sans frontières. Et quand ils sont issus des derniers pays du classement, ces artistes jouissent d'une relation institutionnelle nourrie de rapports de pouvoir, hospitalière et morbide à la fois.

Souvenons-nous des Printemps arabes de 2011 et de l'appétit des scènes européennes pour les artistes tunisiens et égyptiens. En 2006 déjà, le Corps otages des Tunisiens Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, interdit en Tunisie par la commission consultative dite d'orientation théâtrale, malgré ses 286 coupes, est présenté en première mondiale au Théâtre de l'Odéon. En 2011, les auteurs doivent réécrire leur spectacle, Amnesia, car sous Ben Ali, la censure est absolument structurale : "Il ne fallait pas parler du disque dur de l'ordinateur de notre héros, parce que Ben Ali était un fanatique des ordinateurs et d'informatique ; ne pas utiliser le mot "portable" sur scène, cela pouvait signifier que notre pièce se déroulait aujourd'hui. […]" (2). Cette censure de 1er degré fournit la matière d'un storytelling, qui viendra nourrir les dossiers de diffusion du spectacle. Elle est frontale et se résout par l'obéissance ou la négociation - 2ème degré de censure qui repose sur l'argument fallacieux " sans notre financement, pas de spectacle". L'artiste qui navigue dans cette zone de négociation et de négoce devra quant à lui parler la langue de "l'universel", de "l'humain" et de la "diversité".
Quand il crée sa structure bordelaise, le MC2A, le metteur en scène français Guy Lenoir a ces éléments de langage bien en tête : son lieu se veut la "vitrine de la modernité africaine" et défend une "humanité sans barrière, sans frontière, empreinte de liberté et de diversité des expressions artistiques basées sur d'autres codes, modes et normes que ceux de l'Occident", lit-on sur son site web. Soutenu par François Campana - ancien des Francophonies de Limoges, Alain Ricard, la DRAC de Bordeaux et l'ACSÉ, Guy Lenoir s'intègre au tissu associatif, dégagé de tout engagement citoyen, sous l'alibi de la subvention et de la co-production. Mais de quelle production parle-t-on, quand le goût se décide ici ?
Le problème, c'est l'orientation téléologique d'une politique culturelle tournée vers la Découverte et le Progrès, et qui justifie l'ingérence culturelle - d'autant que "l'ingérence" voit le jour dans la tête de Bernard Kouchner, au lendemain de la Guerre du Biafra. Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est "ce qui est dit en off", "en coulisses", le véritable locus de la censure. Ce qui revient à questionner la vérité, le mensonge et leurs ambigüités. À interroger par exemple le financement du Festival Quatre Chemins en Haïti, dirigé par Guy Régis Jr, par la Fondation FOKAL, du milliardaire américain Georges Soros, connu pour son soutien discutable à Avaaz.org et Human Rights Watch. Mais ici, on se situe déjà au 3ème degré de censure.


Mimésis coloniale : couler le petit bateau


"La France, à l'époque, nous envoyait des instructeurs, notamment des gens comme Robert Fouque, Georges Toussaint, Henri Cordreaux en 1966. Je ne comprenais pas leur langage. Je ne suis passé par aucune école de théâtre, ni par aucune école de cinéma. Ils me faisaient marcher d'une certaine façon, il fallait apprendre les ouvertures et les fermetures de geste. Un théâtre où on est lié par des tas de techniques. Ça a mal tourné quand on m'a dit de regarder le petit bateau sur le mur, bateau imaginaire, bien sûr. Tout le monde le voyait, mais pas moi." Sotigui Kouyaté (3)

L'injonction à regarder le petit bateau sur le mur, c'est une vieille histoire de théâtre qui commence avec une autre vieille histoire, celle de l'expansion coloniale française en Afrique. Et cette histoire à deux têtes nous raconte l'existence d'une culture coloniale, instance de légitimation, de rayonnement et d'assimilation soutenue par une idéologie - la promesse universaliste des Lumières - qui la structure et lui assigne sa mission civilisatrice et évangélisatrice. Au sein de cette "superstructure", le théâtre sert d'"appareil idéologique" à l'État colonial dès le 19ème siècle, grâce au concours des Frères de Ploërmel au Sénégal, des Missionnaires de Notre Dame d'Afrique en Algérie ou des enseignants de l'École Normale William Ponty qui, accompagnent l'implantation progressive en Afrique d'un théâtre à l'européenne. On entend par là : un lieu en dur, un guichet de vente, une aire de jeu centrale avec un quatrième mur, un public frontal, un réseau institutionnel et une formation au jeu d'acteur. Et qu'il s'agisse d'enseigner la langue française et sa diction ou la morale chrétienne, ou encore de former des auxiliaires de l'administration coloniale, on imite, tantôt des mystères médiévaux, tantôt des saynètes bibliques, tantôt des scènes de Molière, Racine, Labiche ou Feydeau. Des acteurs qui imitent mais qui ne jouent pas : c'est ça, l'injonction à regarder le petit bateau sur le mur. C'est la vieille histoire d'un théâtre soumis au paradigme ambivalent de la mimésis coloniale, où le trope de l'imitation coïncide avec la nature supposément primitive du sujet colonisé.
Dans les années 1930, sous la direction de Charles Béart, le Théâtre de William Ponty s'autonomise - voire s'institutionnalise - comme troupe avec son propre répertoire. Si Béart encourage les apprentis acteurs à écrire et à jouer leurs propres textes (en français), les rapports de force demeurent souverains, situation coloniale oblige. À la mimésis d'un réel colonial et d'une dramaturgie européenne se substitue alors une écriture anthropologisée, tribalisée, qui procède selon les méthodes de l'ethnographie : les élèves collectent un matériel "théâtralisable" décrivant les coutumes de leur "milieu traditionnel". Le dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé voit dans cette hyperculturalisation du texte une série de limitations qu'il assimile à de la censure. À commencer par la correction des textes par les enseignants, évalués à l'aune de l'idéologie coloniale et d'un "goût européen", hérité de l'idéal platonicien. Le théâtre s'écrit pour enrichir le discours colonial, et sa valeur documentaire traduit l'énonciabilité d'un réel sous condition, où l'exceptionnalisation tribaliste de l'Afrique justifie le projet colonial : "la coutume [y] est toujours exposée avec rigueur, sans fantaisie, sans déformation et sa dimension rétrograde, malsaine est exhibée(4)", rapporte Kwahulé. L'autre conséquence, c'est la limitation de l'accès à la circulation de textes illisibles hors contexte en raison de leur charge anthropologique. Temporalité rituelle, écriture collective et dramaturgie folklorique sont les indices d'une déshistoricisation - à l'heure où le processus décolonial et panafricain agit déjà sur le roman et la poésie - qui va fixer l'idée d'un théâtre comme "structure sans sujet" (Michel Foucault). Un théâtre "infantile", qui "naît" perpétuellement ex-nihilo, piégé entre une doxa tribalisante et une doxa universalisante, ou le premier visage d'une censure structurelle limitative qui se veut "bouche de ceux qui n'ont point de bouche".

Imaginaires institués et guichet unique


"- FERME TA GUEULE. Si vous voyez un comédien, bouffez-lui les couilles. Voilà ce qui s'est passé. - Vos petites grimaces, c'est quoi ce théâtre ? Et vous voulez qu'on vous donne de l'argent ? Mais vraiment vous nous prenez pour des Blancs ! (Le CCF de Brazzaville) - On ne peut pas financer votre festival, c'est de l'importation, tout ce théâtre contemporain que vous nous amenez ici. Et l'importation est un mal pour notre pays et pour l'ensemble du continent africain. Voilà pourquoi, moi, ministre de la Culture, Jean-Claude Gakosso lutte contre vous, Monsieur Niangouna. Et un autre me dit dans son bureau "- Pendez-le !". Et l'Ambassadeur de France quitte la salle après les 10 premières minutes de la représentation du Socle des Vertiges : "- Tout avait mal commencé quand un civilisateur appelé Pierre Savorgnan de Brazza […]". Et pour l'édition suivante du Festival, on m'a refusé la subvention : - On ne peut pas financer deux festivals dans un même pays la même année. Voilà ce qui s'est passé. Dido joue le jeu des Français. Voilà ce qui s'est passé. "
Dieudonné Niangouna à propos du festival Mansina qu'il a créé en 2003 à Brazzaville (5).

À l'aube du 21ème siècle, ces vieilles histoires de théâtre continuent de nourrir de nouvelles histoires de théâtre. En mai 2016, dans le cadre de sa chaire de création artistique au Collège de France, Alain Mabanckou convie le dramaturge congolais Dieudonné Niangouna à conter son histoire de théâtre à deux têtes : "Il faut trouver ce qui en soi fait théâtre. Oui ! Mais lequel ? Celui qui est arrivé en bateau avec les colons portugais et français et avec la syphilis ? Ou le tout dernier pseudo contemporain qui est arrivé en avion cargo ensemble avec la guerre civile ? ". Niangouna décrit un théâtre de patronage, pris dans une économie institutionnelle hors sol. Un théâtre voué à l'impropriété, pour lequel aucune patrimonialisation n'est possible : "Le vrai problème du théâtre africain, c'est d'éviter d'être piégé dans un autre théâtre, c'est d'éviter d'être piégé dans le rêve de quelqu'un d'autre." De 1935 à 2016, c'est le retour du même piège : celui des imaginaires hégémoniques et "institués par les autres" (Cornélius Castoriadis), les autres, qui, justement, possèdent les moyens de produire des imaginaires.
Pour cela, on réinvente la co-production des projets et le "chacun son metteur en scène blanc", qui impriment un sceau "contemporain" au théâtre africain et en maintiennent le contrôle et la limitation. Il s'agit toujours du 3ème degré de la censure, qui s'épanouit dans la diplomatie d'influence et le name dropping de couples célèbres : Salia Sanou et Mathilde Monnier, Dieudonné Niangouna et Stanislas Nordey, Sotigui Kouyaté et Peter Brook… Dans l'Hexagone, c'est plutôt "chacun son découvreur de talent >", au nom de la diversité. De nos jours, Joël Pommerat et Maxime Tshibangu, Jean Bellorini et Jean-Christophe Folly ou encore David Bobée et Marc Agbédjidji.
"Aujourd'hui, on est installé dans un système où l'on fait croire qu'il suffit qu'on vienne monter une pièce en Afrique pour que ce soit forcément du théâtre africain, expliquait Koffi Kwahulé en 2004 (6). C'est plutôt du théâtre pensé par des Blancs, pour des Blancs avec sans doute des Africains qui l'exécutent. Et, la démission des gouvernants aidant, et notre espèce d'apathie aussi, qui fait que dès l'instant où l'on s'occupe de nous, on ne fait plus rien. Et tout cela conjugué produit un théâtre africain fait avec les Africains, mais sans l'imaginaire africain. L'utopie est de croire qu'on peut fabriquer l'imaginaire d'un peuple à sa place." Pour Kwahulé, la production du théâtre africain par "des Blancs" limite la créativité - sans parler des pratiques d'autocensure pour obtenir des subventions.
Quand il crée Les Récréâthrales à Ouagadougou en 2002, le Burkinabè Étienne Minoungou défend l'idée d'un "laboratoire de créativité, de vitalité", mais pas seulement. Ici, on explore la pratique d'un théâtre majoritairement moréphone, on privilégie l'intervention d'acteurs locaux, on re-territorialise les imaginaires. "Que le théâtre soit sous perfusion, parce que, tout simplement, les outils d'accompagnement de la création contemporaine africaine sont des outils qui viennent de l'extérieur, cette réalité là, elle est triste. […] Moi, j'indexe les ministères de nos pays, il est très important que l'on revienne à la mise en place de nos propres outils (7)", rapporte Minoungou qui obtient des subventions d'institutions publiques burkinabès, sans renoncer à la coopération culturelle avec l'Institut français, le Goethe Institute ou Africalia.
Se retrouver piégé dans le théâtre d'un autre : une propriété du champ théâtral africain. Derrière le piège, une limitation du pensable, du dicible et de l'énonçable, et un accès à la création théâtrale régi par le rêve des autres. Un théâtre "rentrable sur un plateau" : quel pavé dans la vitrine ? Ce jour de mai 2016, au Collège de France, Niangouna en appelle à une politique du performatif, capable de retourner l'efficace des discours hérités : "[…] Utiliser la politique des édifices brûlés, c'est-à-dire dépasser le passé raconté qui disait LE THÉÂTRE AFRICAIN. Tout ce qui est édifice, qui identifie la réalité ou la rationalité d'un théâtre africain : le brûler complètement. C'est de la fight, de la bataille, du kung-fu."
L'enjeu de la fight, de cette "boxe de nommer" (Sony Labou Tansi), c'est de conserver la souveraineté de sa propre énonciation par l'inscription d'un geste qui lie discours et conduite : "Rien ne dépassera la taille de l'engagement que toi, comédien des Afriques, lorsque tu te planteras sur le plateau comme abordable." Niangouna fait le pari d'une transformation du champ, au profit d'un théâtre "rentrable sur un plateau" et nourri d'"infra-pouvoirs" (Castoriadis) : "Avoir des alliés, ouvrir le plus de fronts possibles et changer la stratégie de bataille tous les deux jours : c'est la guerre". Cette guerre interroge le 4ème degré de la censure ou comment l'artiste élabore un dispositif esthétique, qui repose sur le détour ou qui recourt à l'évitement pour mettre fin au principe du rapport frontal avec l'adversité.
L'injonction faite au "comédien des Afriques" n'est plus de voir le petit bateau sur le mur, mais de se présenter lui-même comme "rentrable" sur un plateau, dont l'accès lui avait été difficile, du fait de son ambivalence postcoloniale. Une fois l'injonction faite, quelle transformation opérer ? Tout d'abord, déconstruire l'idéal mimétique colonial et défier la censure normative et répressive imposée par le "goût européen". Substituer à la mimésis coloniale la pratique d'une disruptive mimicry ("un mimétisme perturbateur", d'après Homi Bahbba), c'est-à-dire perturber l'ordre des "imaginaires institués" pour révéler "an itself that is behind", un soi caché, que l'on n'attendait pas.
La guerre est donc esthétique et sensible, nourrie de contre-représentations subversives et soutenue par une épistémè qui puise chez Frantz Fanon ou Édouard Glissant, afin d'interroger l'ennemie de la censure : une vérité jamais fixée, non consensuelle, mais opaque, en réaction de la transparence des mensonges qui l'avaient réduite au silence.
La recherche d'un effet d'opacité, chez des auteurs dramatiques comme Kossi Efoui - passé par la case Prix Théâtre RFI - ou Koffi Kwahulé, s'organise comme une contrainte poétique. La configuration des textes repose, en contrepoint, sur une hypervisibilité des signes poétiques à laquelle s'oppose un verrouillage de l'accès au sens. L'oeuvre de Kossi Efoui, paranoïaque et foucaldienne, décrit un monde où le "poète à la langue coupée" fuit les Traqueurs et la démesure d'une loi arbitraire… Du côté de Kwahulé, l'emprunt au jazz fonctionne comme une modalité morbide, qui dissémine le sens, dérègle la perception et détruit les liens de causalité. Leur théâtre formule avant tout une réponse esthétique, par la subversion de tout ce qui avait permis au théâtre africain d'être "rentrable sur un plateau". Toutefois, écrire sous une contrainte poétique, elle-même fruit d'une censure structurale, n'est-ce pas là de l'autocensure ? Le 5ème temps de la censure se situerait donc ailleurs.
En 2015, Philippe Berling est la risée du IN d'Avignon avec son Meursaults, d'après le roman de Kamel Daoud. Son frère, Charles Berling, nous prie en off de ne pas publier notre article (8). Puis le spectacle voyage paisiblement à l'Institut français d'Alger. Le réseau diplomatique des Alliances françaises et Instituts français est un guichet de circulation unique et influent. Un passage obligé pour les artistes africains. Revenons toutefois à la citation liminaire à cet article. En 2008, le ministère français des Affaires étrangères interdit la diffusion dans les centres culturels français du spectacle 47, de Jean-Luc Raharimanana et Thierry Bédard (9). En 2009, en réaction contre le référendum pour la départementalisation à Mayotte, territoire occupé d'après une vingtaine de résolutions de l'ONU, l'homme de théâtre comorien Soeuf Elbadawi monte un gungu la mcezo - performance inspirée d'une forme de spectacle traditionnel, situé entre justice citoyenne, cortège d'humiliation et bannissement - dans les rues de Moroni : "En tant qu'artiste, je ne pouvais que m'inscrire dans ce débat de reconquête citoyenne. Ce système colonial, qui régente Mayotte et qui nous rend étranger sur nos propres terres, nous pose problème à tous. La terre, c'est ce qui fonde en partie la citoyenneté (10)". L'Alliance franco-comorienne de Moroni, qui confond la geste artistique avec une attaque contre la France, suspend sa collaboration avec l'artiste et sa compagnie théâtrale O Mcezo*, menace leur existence dans leur propre pays. C'est peut-être le 5ème degré de la censure. La citoyenneté, un contre-horizon possible...
Ceci expliquerait l'engouement récent pour des "francophonies singulières", qui, elles, permettent de converser avec des pays qui ne sont pas d'anciennes possessions coloniales. Avec des artistes qui choisissent, par amour, d'écrire des spectacles en langue française. Une francophonie rassurante et dégagée du rapport direct et frontal. La garantie de ne pas avoir à censurer pour le bailleur, qui produit, achète et diffuse. Le degré zéro de la censure, en somme. Pour ce qui de la France...

Celia Sadai

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