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Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne. Des écrivains à l'épreuve,
De Kaoutar Harchi
critique
rédigé par Dominique Ranaivoson
publié le 14/09/2016

Après trois romans à son actif, l'auteure Kaoutar Harchi se penche ici dans la problématique de l'usage de la langue française chez plusieurs écrivains algériens.

Alors que l'approche littéraire accorde toute son attention au texte et à ses multiples significations, la sociologie de la littérature s'attache à sa trajectoire, sa réception et en particulier aux récompenses et autres honneurs qui aboutissent à la reconnaissance de son auteur. Kaoutar Harchi, dans ce volume qui reprend une phrase de l'algérien Derrida, observe comment des auteurs algériens d'expression française sont parvenus à une reconnaissance en France. Les cinq retenus ont en effet atteint la pleine reconnaissance littéraire. Ils ont obtenu des prix (Rachid Boudjedra, Kamel Daoud, Boualem Sansal), leurs textes ont été présentés à la Comédie française (Kateb Yacine) ou ont été élue à l'Académie française (Assia Djebar). Après une introduction qui présente sommairement l'histoire coloniale et postcoloniale franco-algérienne et en particulier le statut des langues, l'ouvrage, qualifié dans la préface d' "enquête" (17) et par l'auteur d'une "pensée par cas" (282) présente cinq monographies qui montrent les stratégies de chaque auteur, celle de ses éditeurs, sa réception dans un champ et dans l'autre, les divers agents à l'œuvre, eux-mêmes soumis à des contextes, des "moments" sociopolitiques en France et en Algérie. Se référant aux théories du champ littéraire de Bourdieu, sur les travaux récents de Sylvie Ducas sur le poids des prix littéraires français, sur des sociologues, l'auteure se détourne délibérément de la dimension littéraire des textes. Chaque écrivain est (très) rapidement présenté par son parcours biographique, son contexte politique, culturel, ses prises de position. Quelques œuvres (une seule en général) sont présentées comme étant à l'origine de la trajectoire qui se termine, parfois post mortem (Kateb Yacine) par la reconnaissance des institutions françaises.
L'auteure veut démontrer que, d'une part, tout écrivain adopte des stratégies pour atteindre ce but et que, d'autre part, l'accueil qui lui est réservé dépend, non de ses qualités littéraires, mais du "moment" dans lequel il arrive et des besoins des champs littéraires. Si ce processus est général, elle souligne la position particulière des écrivains de langue française issus d'une colonie dont la mémoire continue d'habiter la société française et qui continuent d'y rechercher des appuis (elle parle d' "atteindre à la nage" les rivages lointains, 280). Empruntant les analyses de la critique postcoloniale, elle dénonce la domination symbolique d'un centre qui continue de fasciner et les instrumentalisations réciproques à l'oeuvre.
Par exemple, elle montre que Kateb Yacine, très virulent contre la France et généralement présenté comme l'initiateur du roman algérien moderne (elle ne le dit pas), a fait l'objet d'une reconnaissance officielle lorsqu'en 2003 une soirée lui a été consacrée à la Comédie française dans le cadre de l'Année de l'Algérie, elle-même décidée dans un contexte politique précis. Cependant, si le lieu était prestigieux, le spectacle ne contenait pas ses textes mais un portrait de lui et ses œuvres ne sont ensuite pas entrées au répertoire. Elle montre comment Assia Djebar, lors de sa réception à l'Académie française en 2005, si elle profita de sa position pour faire le procès de la colonisation et a pu paraître dans une position combattive, jouissait là d'une position qu'elle avait provoquée par sa candidature et par laquelle elle reconnaissait et même confortait l'autorité de l'institution.
L'analyse de la trajectoire de Rachid Boudjedra est plus superficielle dans la mesure où seule la réception de son premier roman est analysée, qu'il est montré comme le dénonciateur du patriarcat et du colonialisme (161, et non de l'islamisme), que son implication dans le champ littéraire algérien n'est pas analysée. L'auteur ne retient que sa brusque (et temporaire, mais ce n'est pas précisé) décision de ne plus écrire qu'en arabe en y voyant un signe qu'il remet en cause le processus de reconnaissance "ethnocentré" (281). Cet acte qui ferait de lui le symbole de l' "écrivain d'une unique nation" (281).
Les trajectoires des deux derniers auteurs sont observées quasiment en direct puisque Kamel Daoud a été révélé dans le champ français en 2014 et que, c'est ce qui l'intéresse aussi, Boualem Sansal a manqué le prix Goncourt en 2015. Les analyses rapportent les étapes de l'émergence de ces auteurs, les inflexions de leurs discours, les changements dans les versions, le rôle des éditeurs, le poids des contextes, le rôle parfois embarrassant des commentaires dans les media français.
Cette approche est intéressante dans la mesure où elle met en évidence le poids des facteurs contextuels, donc imprévisibles pour les auteurs. Ceci contredit quelque peu le caractère volontariste qui leur est prêté, eux dont les stratégies seraient en quelque sorte montrées comme efficaces.
Au-delà de ces cinq cas pris hélas séparément et qui passent sous silence la moindre reconnaissance d'autres (Mohamed Dib par exemple, considéré par des critiques comme le meilleur écrivain algérien), ce volume issu d'une thèse de sociologie, pose la question de la réception différenciée des auteurs venus des aires postcoloniales. Ayant démontré les succès de quelques-uns, le volume conclut paradoxalement à la persistance d'une "domination symbolique " (280) sur des écrivains qui, en usant de la langue française, seraient en quête d'une "idée", d'un "monde français" (285).

Harchi, Kaoutar, Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne. Des écrivains à l'épreuve, Paris, Pauvert, 2016. ISBN 978-2-720-21549-0.

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