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L'Air de la mer rend libre, de Nadir Moknèche
Au-delà des tabous
critique
rédigé par Olivier Barlet
publié le 29/09/2023

Sixième long métrage de Nadir Moknèche, L'Air de la mer rend libre sort en France le 4 octobre 2023. Il y poursuit une remarquable démarche de cinéma où des personnages profondément contradictoires cherchent leur voie en déconstruisant les rapports de domination.

Les femmes sont chez Nadir Moknèche la trame de ses films. Toujours, elles sont dominantes et dérangeantes ; toujours, elles refusent d'obéir aux hommes ; toujours, elles tentent l'impossible. Mais comme les hommes, elles ne sont pas dénuées de contradictions. Dans Le Harem de Mme Osmane (2000), une mégère apprivoisée algérienne qui avait combattu avec le FLN finit par reproduire envers sa fille le système dont elle a été victime. Dans Viva Laldjérie (2004), Goucem (Lubna Azabal) est le produit d'une Algérie socialo-islamiste aux principes trop rigides face à la télé par satellite, tandis que Papicha (Biyouna), sa mère, rêve de la splendeur perdue de sa sensualité à ciel ouvert.

[caption id="attachment_37309" align="alignleft" width="471"] Lubna Azabal dans L'Air de la mer rend libre[/caption]

Face à la tentative autoritaire de création d'une identité nationale, ses personnages sont écartelés ou carrément corrompus. Comme dans Délice Paloma (2007), ses films démarrent souvent sur les chapeaux de roues pour très vite se calmer afin d'épouser la respiration intime de ces femmes volontaires mais forcées à la lucidité. Avec Goodbye Morocco (2013), Moknèche reprenait Lubna Azabal, regard noir dans un corps frêle, pour incarner la condition de la femme dans un environnement de spéculation immobilière et d'émigration. La sensualité latente de l'incertitude des relations répondait à la dynamique complexe d'une société qui aspire au changement tout en multipliant les blocages. Déjà, l'homosexualité y était assumée sans mépris. Pour son premier film tourné en France (où il est né et où il vit depuis son retour d'Algérie à 16 ans), Lola Pater (2017), il cherchait encore davantage à briser les tabous qui entourent la sexualité à travers un père transsexuel.

Egalement tourné en France, à Rennes, L'Air de la mer rend libre poursuit cette veine à travers le mariage arrangé par leurs familles de Saïd et Hadjira alors que Saïd est homosexuel, ce que ses parents ne veulent pas voir en face. Ici aussi, le film démarre très vite avec le mariage, non sans humour comme une comédie italienne. Les voilà, piégés par leurs parents, dans un appartement que la baie vitrée fait ressembler à un aquarium, lequel, énorme, trône effectivement au milieu avec des poissons qui tournent en rond. Ils sont enfermés et leur face à face est délicat.

Hadjira porte le hijab, fait sa prière et aimerait fonder une famille : c'est ainsi qu'elle cherche à se structurer après avoir été utilisée par un dealer qu'elle croyait aimer. Saïd, lui, continue à voir son amoureux Vincent mais aussi les hommes qu'il séduit sur internet, mettant en avant son origine arabe pour faire croire à sa virilité. Vincent est trompettiste, un instrument que nous entendrons tout le film dans la musique jazz de Samy Thiébault, qui imprime une légèreté soutenue par le jeu des acteurs et une mise en scène décontractée.

Entre le repas dominical dans la famille de Saïd (où la mère fait penser à Madame Osmane) et les diktats de la mère fantasque d'Hadjira (qui évoque Papicha ou Lola), c'est une génération qui impose ses vues et ses craintes, celle des enfants d'immigrés pour qui l'intégration ne fût pas simple et qui a peur de ne pas faire ce qu'il faut. Le problème pour Saïd et Hadjira est non seulement de s'en émanciper mais de trouver comment résoudre leur improbable équation.

Ils le feront avec une grande subtilité, déconstruisant peu à peu les rapports de domination qu'ils s'imposent à travers des interdits (alcool, travail des femmes, etc.). Jamais le film ne juge personne, il se contente de poser les tenants et d'ouvrir les aboutissements possibles. Cela va avec la délicatesse et la sobriété de son approche de sa constellation de personnages, tous bourrés de contradictions. Même l'amitié entre Hadjira et sa voisine Fariza, pourtant le strict opposé, est possible car elles ne cultivent pas les préjugés. Cette complexité est celle de la vie, au-delà des raccourcis et des clichés, si bien que la fiction nous les rend proches et familiers. Evitant tout pathos et tout didactisme, avec une simplicité qui force le respect, Moknèche nous emmène en bord de mer, sur le chemin de la liberté.

Olivier Barlet

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