AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
25 290 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
"Par-delà les montagnes", de Mohamed Ben Attia
critique
rédigé par Olivier Barlet
publié le 27/03/2024

Dans son nouveau film, magnifique, en sortie le 10 avril 2024 dans les salles françaises, le Tunisien Mohamed Ben Attia convoque le fantastique et le cosmos pour ouvrir notre regard par-delà les montagnes de l'ordre social et de la rationalité. Lire notre entretien avec Majd Mastoura sur le film et son jeu d'acteur.


Au début, des flashs, rapides, sans explication. Un homme "pète les plombs", a la rage, casse tout au bureau, se jette par la fenêtre... A sa sortie de prison quatre ans plus tard, Rafik s'empare de son fils Yassine. Commence alors la dimension fantastique du film, sans que les points d'interrogation se résolvent. Rafik croit qu'il peut voler et veut le montrer à son fils. Il chute encore... Nous sommes interloqués. Un fou ? Un visionnaire ? Un prophète même, comme semble le croire le berger silencieux ?

Ou tout simplement un homme qui ne rentre pas dans les clous. En variant les genres, passant du mythique au thriller psychologique, Mohammed Ben Attia nourrit nos incertitudes mais ouvre les possibles. Cela engendre des confrontations, et pour nous des prises de position. En situation de tension, un non-violent cède à la violence...

Dans ses précédents longs métrages, Hedi, sur un homme au destin trop tracé qui plonge dans l'aventure sans savoir la gérer, et Weldi - Mon cher enfant, sur un père sexagénaire qui tente de retrouver son fils disparu, Mohamed Ben Attia remettait en cause les codes sociaux. Hedi est tenté par la fuite vers l'ailleurs et dans Weldi, le fils Sami fuit lui aussi, entraînant son père derrière lui.

Ici encore, la fuite en avant, la transgression, mais avec un degré de plus. Famille, école, harmonie, niveau social : la première partie du film installe Rafik dans l'impossible retour au passé. Il ne veut pas le scandale et la subversion mais se doit de rompre la tempérance et l'équilibre s'il veut que sa femme comprenne qu'il a en lui quelque chose d'exceptionnel. Il voudrait ne pas l'effrayer mais il lui faut pour cela percer les lignes, les frontières édictées par la rationalité commune. Cela ne peut passer que par une force intérieure, intime, que son fils Yassine pourra comprendre quand il le verra voler, et dont il pourra rendre compte à sa mère là-bas, par-delà les montagnes.

La contradiction de cette démesure est au cœur du film : la transgression de Rafik appelle la violence de ceux qui la subissent. Pourtant, Rafik ne remet pas en cause les fondements, pas plus qu'il ne triomphe de quoi que ce soit. Le titre initial du film était d'ailleurs "Les Ordinaires". Rafik ne s'oppose pas aux codes sociaux (il respecte ainsi les habitudes prudes de Yassine) mais cherche un écart où s'engouffrer, cette distance où pourraient se loger d'autres possibles, un entre-deux, une sorte de ligne de flottaison comme lorsqu'il flotte dans le ciel. Yassine omet de répondre au policier lorsqu'il lui demande ce qu'il voudrait faire quand il sera grand, en accord avec le destin tout tracé par le système scolaire. Car ce policier ne comprendrait pas sa réponse : elle est dans la direction des crêtes des  montagnes qui confirment que la poésie de son père n'était pas vaine, qu'elle esquissait une radicale critique que Mohamed Ben Attia propose sans slogan au spectateur, avec une étonnante et infinie finesse.

Ses trois films ont en commun l'épure, l'économie des dialogues, le temps laissé aux interrogations, la profonde humanité des personnages dans leurs incertitudes et leurs choix désespérés. Ses films ne sont ni éthiques ni révolutionnaires : ils questionnent le regard sur les êtres qui flottent dans le vide car c'est dans ce vide même qu'ils trouvent la capacité d'aller plus loin que ce qu'on croirait possible.

A un moment du film, le jeune Oussama montre à Yassine le système solaire que lui a construit son père dans l'espace de sa chambre, sorte de référence décalée à la mise en scène de János Valushka dans la taverne au début des Harmonies Werkmeister de Béla Tarr, où chaque client doit tourner comme une planète autour du soleil. C'est cet ordre du monde que János aurait voulu restaurer, mais que la violence d'une sombre éclipse vient corrompre, annonçant le film à venir tout en évoquant le devenir d'une ville hongroise anonyme et par extension le chaos du monde. En voulant lui aussi trouver un ordre où il puisse prendre sa place, Rafik déclenche un fatal engrenage. Ainsi va le monde, mais son geste nous reste comme un éloge de la transgression.

 

Olivier Barlet

Films liés
Artistes liés