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Sacred Ground
de David Murray Black Saint Quartet
critique
rédigé par Gérald Arnaud
publié le 20/09/2007

David Murray est l'un des meilleurs saxophonistes vivants et l'un des musiciens les plus représentatifs de sa génération : celle de "l'après-Coltrane", qui s'est aguerrie dans l'univers informel et turbulent des lofts new-yorkais, au fil des années 1970. C'est à la fin de cette décennie qu'il fonda presque en même temps le fameux "World Saxophone Quartet" et ce "Black Saint Quartet". Black Saint est le nom d'un label italien légendaire qui à l'époque suppléa l'indifférence habituelle des États-Unis à l'égard du jazz contemporain. Murray a enregistré chez Black Saint une bonne quinzaine de 33 tours, aujourd'hui en cours de réédition et qui seront désormais disponibles sur internet. (1)
2007 est d'ailleurs une année faste pour ses admirateurs et ses (nombreuses) admiratrices que l'on retrouve à tous ses concerts, ce qui fait de lui une des rares vraies stars du jazz. (2)
En attendant la sortie d'un nouveau documentaire filmé récemment par Jacques Goldstein, un autre cd de David Murray doit sortir prochainement, dont le titre ("The Devil Tried to Kill Me") laisse penser qu'il sera plutôt "blues & gospel".
Stakhanoviste des studios, à 52 ans Murray a à son actif une centaine d'albums sous son nom, plus quelque cent cinquante comme sideman. Depuis une dizaine d'années, basé à Paris, il n'a cessé de voyager, multipliant les rencontres aventureuses et fécondes avec des musiciens cubains, sud-africains, sénégalais et surtout antillais - on peut le créditer de la fusion la mieux réussie à ce jour entre le jazz et les tambours gwoka de la Guadeloupe.
Ce disque d'une intensité quasi-religieuse marque un retour vers ses propres racines musicales, qui sont d'ailleurs assez complexes. Fils d'une pianiste d'église californienne, David Murray a fait ses débuts dans le rhythm'n'blues avant de se passionner pour le free puis de se doter au fil des ans d'une impressionnante maîtrise de presque tous les styles qui jalonnent l'évolution du jazz, ainsi que d'une connaissance encyclopédique de son histoire.
"Sacred Ground", comme bien d'autres qui l'ont précédé, est aussi un album de mémoire, d'émotion et de réflexion sur les fondations de la culture afro-américaine.
En effet, récemment, après un spectacle surprenant consacré à l'écrivain "afro-russe" Alexandre Pouchkine, Murray a composé la musique d'un documentaire de Marco Williams, "Banished" qui raconte un épisode oublié de la tragédie africaine-américaine. Au lendemain de la guerre civile et de l'abolition, des milliers de familles d'ex-esclaves furent expulsés manu militari des États sudistes et cruellement précipités dans un total dénuement.
Cette histoire sert aussi de trame (sans trop l'afficher) à "Sacred Ground".
Le titre éponyme qui ouvre l'album, ainsi que le blues conclusif "Prophet of Doom", sont chantés par Cassandra Wilson - qui n'a jamais été aussi sobrement bouleversante - sur des textes du grand poète africain-américain Ishmael Reed. "Banished", le morceau central, est une grandiose improvisation à la clarinette basse dans le style d'Eric Dolphy, sur un continuo du puissant contrebassiste Ray Drummond à l'archet. Suit "Believe in Love", un tango très expressif joué au ténor sur un développement harmonique ingénieux et facétieux dans la veine de Coleman Hawkins. Il est ponctué par la batterie baroque et féerique d'Andrew Cyrille, vieux compagnon de Murray et du pianiste Cecil Taylor, entre autres.
Le Black Saint Quartet est encore en deuil de son pianiste originel, John Hicks, décédé l'an dernier. C'est son jeune disciple Lafayette Gilchrist qui le remplace, avec un peu moins de virtuosité mais tout autant de délicatesse.
L'éclectisme délibéré et crânement revendiqué de David Murray agace beaucoup les critiques de jazz de toutes générations et de toutes obédiences. Il est cependant l'un des rares musiciens de jazz contemporains à avoir su intégrer parfaitement dans sa musique toute l'histoire de son instrument principal (saxophone ténor) à son plus haut niveau (de Ben Webster à Albert Ayler en passant par Paul Gonsalves) sans se piéger dans une quelconque orthodoxie jazzistique, en cultivant au contraire une ouverture très impatiente à toutes sortes d'autres musiques.
Techniquement parlant, son jeu est excessivement impressionnant (écoutez par exemple "Pierce City" ou "Family Reunion") mais toujours très naturel, sans aucun excès démonstratif. David Murray joue tout simplement comme il chanterait s'il était chanteur, avec ce mélange fascinant de gouaille, d'ironie, de lyrisme, de pudeur et de sérieux qui compose son personnage, et qui reflète si bien ce qu'il y a de plus essentiel dans la culture "africaine-américaine".
Il suffit pour s'en convaincre d'avoir vu David Murray "face aux jeunes", lors des ateliers musicaux qu'il anime dans les banlieues de Paris. Certains musiciens, exagérément encensés par les critiques pressés, ne sont que des techniciens de la musique qui jouent comme des fonctionnaires pour l'avancement de leur carrière.
L'œuvre de David Murray, et ce disque en particulier, démontrent à son sujet tout le contraire.
"Sacred Ground" n'est que le plus récent des chef-d'œuvre - l'un des plus aboutis à ce jour - d'un immense artiste qui a manifestement consacré sa vie à tout autre chose que sa carrière :
la mémoire de ses ancêtres, la promotion de leurs futurs descendants et plus généralement l'avenir hypothétique d'une humanité pacifiée qui parviendrait enfin, notamment grâce à la musique, à considérer notre planète comme une terre commune et sacrée.

Gérald Arnaud

Sacred Ground, de David Murray Black Saint Quartet (Justin Time / harmonia mundi)

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