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Une fenêtre ouverte
de Khady Sylla
critique
rédigé par Olivier Barlet
publié le 26/08/2005

En 1994, fascinée par le nombre de fous errants dans les rues de Dakar, Khady Sylla, alors qu'elle basculait elle-même dans la maladie, décide de les filmer. Le résultat, surexposé ("comme mon regard sur le monde"), n'est pas exploitable. Elle n'en conserve que quelques plans éthérés pour introduire son sujet qui reste la folie mais celle d'une femme, Aminta Ngom, avec qui elle entretient une troublante proximité et qui représente paradoxalement pour elle une fenêtre ouverte sur le monde.
Réalisatrice de remarquables films (Colobane Express, Les Bijoux), Khady Sylla est également excellente écrivaine (Le Jeu de la mer, L'Harmattan 1992). Cela transparaît dans Une fenêtre ouverte : elle se met en scène face à la caméra et cadre son seul visage pour dire des textes très personnels parlant de son vécu de la folie : "Je délirais, je me sentais me dissoudre dans la lumière".
Comment dire la folie ? Comment représenter l'invisible ? "Le temps est à l'intérieur du cerveau. Comment s'y est-il glissé ?" Khady se focalise sur Aminta, sur son mal-être, sur son regard au loin, sur ses phobies, sur son enfermement dans la cour dont la famille craint de la laisser sortir, sa propre difficulté d'être au monde. Une scène les montre face à face en plan moyen, à égalité, à l'écoute l'une de l'autre, dans leur partage mais aussi dans leur commune incommunicabilité lorsque les sourires se figent en d'intimes retours sur soi. Mais si Aminta est ainsi écran de cinéma, c'est dans une tension extrême. Fascinante par la projection possible de nos angoisses d'être au monde, elle est aussi le traumatisme qui bloque les affects. Bien consciente que tout commentaire étouffe la vision, le regard que pose sur elle Khady n'est pas d'explication. Elle se concentre non sur un contenu mais sur cette tension, cette "folle énergie" de l'image dont parlait Deleuze. En écho, ses textes décrivent sa propre dérive, avec une poésie qui restaure la séparation, la distance.
En réalisant ce film rare (la folie est au cinéma un sujet davantage par sa sortie de la norme que par sa réalité propre, qui se heurte à l'irreprésentable), Khady Sylla cherche pour sa propre thérapie à pousser les limites de l'indicible : "Je voyais ce que les autres ne voyaient pas ; comment expliquer à ceux qui ne l'ont pas ressenti ? La douleur a envahi le monde". L'eau envahit l'écran, puis le visage d'Aminta s'impose, ses yeux en gros plan. Elle figure ainsi la douleur au sens d'un figurant qui est à la fois une personne et au nom de tous. On peut penser qu'elle se loverait volontiers dans la sécurité de l'anonymat, protégée par un statut de madame tout le monde, mais elle est elle là, souffrante, signifiante, siège de la terreur que nous ressentons tous dans ce monde meurtri. Les cailloux de la plage ont des trous…
"C'est si dur pour moi d'être devenue ta clef" : Khady est la seule qui la fait sortir de la cour, qui l'accompagne pour affronter ce monde qui se dérobe sous ses pieds (la terre vibre alors qu'elle achète une perruque), qui la fait passer de l'autre côté du miroir. "Ton visage est en miettes dans un miroir brisé", mais "peut-être n'êtes-vous pas du même côté du miroir ?", suggère Khady en début de film. C'est parce qu'Aminta inquiète qu'elle mobilise : "L'autre a peur de vous. Vous avez enflé, vous avez des tics, le visage hagard, et vous avez peur de l'autre, de son regard". Cet autre qui a peur d'être contaminé supporte mal de risquer sa raison face à une Aminta qui depuis 25 ans expose sa folie librement. Le rejet est patent.
"Il ne te reste plus que le silence". Par-delà la tentation du suicide, la mort est présente, qu'évoque une tombe aux dessins mystiques ou le souvenir de la perte traumatique d'un enfant mal nourri. Mais la vie est là aussi, avec cette fille qui parle des fugues de sa mère. "On peut guérir en marchant", relance Khady de sa voix saccadée qui conclut : "Les fous errants ne sont pas des rois mages : même leur marche est une forme de résistance". La vision de cette mer "que j'aimais tant avec son trop de lumière" s'estompe dans un flou qui nous ramène à nous-mêmes, comme l'ensemble de ce beau film sincère et troublant.

Olivier Barlet

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