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Entretien avec Ibrahim Letaief, nouveau directeur des Journées Cinématographiques de Carthage
entretien
rédigé par Mehrez Karoui
publié le 22/09/2015

"Les JCC sont pour moi le plus grand ciné-club du monde"

Au moment où Dora Bouchoucha, directrice des JCC 2014 (Journées Cinématographique de Carthage) a déjà entamé  les préparations pour les  JCC 2015, la session qui va inaugurer la nouvelle formule annuelle du festival, le ministère de la culture lance le nom du cinéaste Ibrahim Letaief nommé nouveau directeur des JCC. Cinéaste, producteur, programmateur de salle de cinéma et chroniqueur à la radio, Ibrahim Letaïef est réputé pour son dynamisme, son franc-parler voire même parfois son esprit bagarreur. En 2004, il remporte avec " Visa " le Tanit d'Or du meilleur court métrage arabo-africain. Par la suite, il produit  " Dix Courts, Dix Regards ", série de courts métrages réalisés par de jeunes cinéastes tunisiens dont certains ont percé par la suite dans le monde du cinéma ou de la télévision. Il n'est nullement étranger par rapport aux JCC puisque il a fait souvent partie de l'équipe d'organisation et ce depuis l'époque du feu Ahmed Bahaeddine ATTIA. Il se dit prêt à lever le défi et compte mettre à profit tout son savoir faire, ses compétences  et son réseau d'influence dans le monde du cinéma, celui des médias et même celui de la politique afin de réaliser une session qu'il veut mémorable.

Il nous a reçus dans son bureau à l'étage juste à côté des locaux du CNCI (Centre National du Cinéma et de l'Image) dans un immeuble de la banlieue de la Marsa. Il est plutôt souriant, cigarette allumée à la main tandis que la suivante est accrochée à l'oreille. Il reçoit les gens sans formalité et refuse d'adopter un air de haut fonctionnaire de l'administration. Il n'y a ni secrétaire ni salle d'attente, pour accueillir les visiteurs qui franchissent sans gêne la porte grande ouverte du bureau du directeur même quand celui-ci est en pleine interview. Ses collaborateurs, la plupart des jeunes, s'activent autour de lui et un peu plus haut au troisième étage où se situe le vrai QG du festival. Il déclare vouloir retourner aux sources qui ont inspiré cette grande et prestigieuse manifestation, sans pour autant négliger la distance temporelle qui sépare 2015 de 1966 date de la toute première session des JCC. Une équation dont il avoue qu'elle est difficile à réussir mais qui lui semble tout de même la bonne et unique formule pour permettre aux JCC de perdurer tout en gardant leur identité.

 



 

Votre nomination à la tête du Comité Directeur des JCC a constitué quelque part une surprise au moment où tout le monde  s'attendait plutôt à la confirmation de la directrice de l'édition 2014, Dora Bouchoucha dans ses fonctions ?

C'est vrai. Ma nomination est intervenue alors que Dora Bouchoucha qui a dirigé la session précédente avait déjà entamé les préparatifs pour l'organisation de la session de  2015. Bien sûr, j'ai accepté sans hésitation. En tout cas, pour ma part, ça reste sans aucun doute un très grand honneur de diriger ce festival. Je suis avant tout un cinéphile mordu, un enfant des ciné-clubs et ce festival était à l'origine une création du mouvement tunisien des ciné-clubs (la FTCC [Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs, ndlr]). Et même en devenant par la suite cinéaste et producteur, j'ai continué à considérer les Journées Cinématographique de Carthage comme un méga ciné-club si ce n'est le plus grand ciné-club du monde. Et ce n'est pas par hasard que les fondateurs des JCC ont évité l'appellation " Festival " parce qu'en fait ce n'était pas leur objectif. Je suis très honoré de diriger aujourd'hui les Journées Cinématographiques de Carthage à plus d'un titre : En tant que cinéphile passionné du septième art, en tant que cinéaste, en tant que professionnel et producteur mais également en tant qu'ancien membre de l'équipe d'organisation car j'ai souvent pris part à l'organisation des JCC bien avant que je ne m'oriente vers la réalisation et la production cinématographique. D'un autre côté, ma nomination arrive dans une année charnière dans l'histoire du festival puisque on inaugure cette année une périodicité annuelle. Lors de la dernière session, il a été décidé que les JCC cessent d'être une biennale comme ça été le cas depuis leur création et seront désormais un rendez-vous annuel comme la plupart des grands festivals du cinéma dans le monde.

 

Avez-vous une nouvelle vision pour restituer aux JCC leur image et leur notoriété ou allez-vous tout simplement suivre le chemin tracé par vos prédécesseurs ?

Ma vision, et si j'ose dire ma philosophie, est que le festival ne peut pas perdurer sans revenir aux origines. Cette manifestation est très particulière dans la région de l'Afrique et du monde arabe. On va dire peut être que tout cela est dépassé aujourd'hui, car nous ne vivons plus la même époque ni le même temps. Sauf que pour moi le cinéma est toujours le même : un bon film de 1966 restera toujours un bon film et un mauvais restera à jamais un mauvais. Je crois, et c'est ma conviction personnelle, qu'au milieu de cette multitude de festivals et de manifestations cinématographiques que connait aujourd'hui la région, les JCC demeurent un festival qui a su sauvegarder et maintenir une identité distincte. Certes le festival a évolué au fil des années et a même connu parfois de grands changements, mais tout cela n' pas altéré son identité très spécifique. C'est dans ce sens que nous envisageons cette année un retour aux sources afin de renforcer les acquis et l'identité du festival tels qu'ils ont été définis en 1966 par le fondateur Tahar Cheriaa et ses compagnons.

 

Vous parlez de " retour aux sources " et de retour à l'esprit des fondateurs des JCC. Comment  comptez-vous diriger un les JCC 2015 avec les idées et les principes de 1966 ?

Nous sommes tout à fait conscients que nous sommes en 2015 et non en 1966. Alors comment opérer ce retour aux sources tout en restant au diapason des dernières mutations que connait aujourd'hui le cinéma chez nous et dans le monde ? C'est notre défi. Car il ne faut pas négliger la nouvelle manière de diriger aujourd'hui un festival de cinéma à l'ère des nouvelles technologies. Des nouveautés qui ont affecté non seulement les modes de création et de fabrication des films mais aussi les modes de consommation et de réception chez le grand public. Toutefois, je ne suis pas d'accord avec le genre de slogan " Les JCC une fenêtre sur le monde " que je trouve trop large et très vague comme vocation.

Cependant, on ne peut pas prétendre revenir aux sources en faisant un hommage à Tahar Chériaa tous les cinq ans. En fait les hommages à Tahar Chériaa n'ont jamais été absents des JCC. On lui a rendu hommage de son vivant, on lui a rendu hommage quand il était malade, on lui a rendu hommage quand il est mort … Pour moi rendre hommage à Cheriaa ne peut se faire aujourd'hui qu'à travers des films. Des films que Tahar Cheriaa n'a certainement pas écrit ni même réalisé mais qui doivent néanmoins leur existence à ce grand homme. Ainsi, nous avons choisi de rendre hommage à un festival que Tahar Cheriaa affectionnait en particulier à savoir le FESPACO (Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou). Il ne faut pas oublier que l'idée de ce festival est née en quelque sorte dans les débats et les discussions en marge des premières éditions des JCC. Tahar Chériaa n'a jamais prétendu avoir créé le FESPACO, mais nous savons tous qu'il a largement contribué à en faire un grand festival africain surtout quand il est devenu responsable à l'Agence Intergouvernementale de la Francophonie (l'actuel OIF). Il a toujours pensé que les JCC et le FESPACO se complètent. D'ailleurs c'est lui qui a eu l'idée de les organiser tous les deux par alternance ; c'est-à-dire l'un pendant les années paires (JCC) tandis que l'autre a lieu les années impaires (FESPACO).

 

Mais comment peut-on rendre hommage à un festival ?

Malheureusement, il y a à Tunis un public qui ne connait pas l'histoire du FESPACO et n'a pas eu la chance de voir les films qui ont fait la gloire de ce festival et de la ville de Ouagadougou qui l'accueille. C'est pour ça que nous avons décidé cette année de ramener tous les films qui ont remporté l'Etalon d'Or de Yennenga (le grand prix du FESPACO) et de les mettre dans une salle à part qui sera dédiée exclusivement à cet hommage. Tous les réalisateurs encore en vie seront présents à Tunis pour rencontrer le merveilleux public des JCC qui sera d'ailleurs inviter à voter pour décerner un Tanit d'Or au meilleur Etalon d'or de l'histoire du FESPACO. Voilà comment nous comptons rendre hommage au FESPACO en rendant hommage aux artistes et aux œuvres qui ont fait le FASPACO. Je crois que Tahar Cheriaa, là où il est maintenant, ne peut que s'en réjouir. D'ailleurs un autre hommage sera rendu à Cheriaa à travers la création à partir de cette édition du prix de la première œuvre qui portera son nom : " Prix Tahar Cheriaa de la meilleure première oeuvre de l'Afrique et du Monde Arabe ". Ceci n'est nullement un hommage gratuit à Cheriaa, parce que tout simplement les films qu'il a toujours défendus soit à Carthage soit à Ouaga étaient souvent des premières œuvres et leurs auteurs qui ont remporté soit le Tanit soit l'Etalon de Yenninga ont été inconnus ou  presque. 

 

Mais les JCC ce n'est pas uniquement un festival africain. C'est aussi un rendez-vous important pour le cinéma arabe. Qu'avez-vous prévu pour garder le traditionnel équilibre des JCC entre Arabes et Africains ?

Les cinéastes arabes seront célébrés autant que leurs homologues africains et ce par fidélité au principe fondateur des JCC à savoir réunir les deux cinémas arabe et africain dans un seul événement, un seul festival, une seule compétition… C'est une spécificité des JCC et je crois que c'est ce qui fait son charme. On ne peut pas aujourd'hui ne pas rendre hommage au grand cinéaste marocain Souheil Ben Barka, grande figure de l'histoire des JCC mais aussi lauréat de l'Etalon du Yennenga au FESPACO. Y a aussi le Mauritanien Med Hondo qui a remporté le Tanit d'Or ici même. Cette session rendra hommage également aux cinémas égyptien, algérien et tunisien. Nous présenterons également des films venant du Moyen-Orient.

 

Justement, pouvez-vous nous parler des nouveautés qu'apporte la programmation cette année ?

Une autre nouveauté pour cette année. Nous allons monter une nouvelle section appelée " Carthage Cinéfondation ". Vous allez certes me dire que c'est une idée copiée sur le festival de Cannes. Peu importe, y a pas de mal à copier sur les autres quand il s'agit d'une bonne idée. Il s'agit d'une section internationale dédiée aux films d'école. Rappelons juste que Cinefondation à Cannes que son jury est présidé actuellement par l'Africain Abderrahmane Sissako, à juste titre, a pu au fil des années révéler des talents qui sont revenus quelques années plus tard pour concourir dans la compétition officielle. C'est ce que nous visons par la création de cette section : dénicher de nouveaux talents et les propulser sur le devant de la scène. Le gagnant de cette section se verra offrir une résidence d'écriture de trois mois ici à Tunis assortie d'une bourse.

 

Qu'en est-il du cinéma tunisien dans tout ça ?

Tout d'abord soyons d'accord sur la dimension arabo-africaine des JCC. Ceci dit, on ne peut négliger le fait que c'est aussi la grande fête pour les cinéastes tunisiens. Ils rêvent tous d'y être et d'avoir leurs films présentés. Et ce n'est pas parce que c'est seulement un ou deux films tunisiens seront sélectionnés dans chaque compétition qu'on va créer au sein des JCC une compétition nationale à part. Ce n'est ni le contexte ni le cadre adéquat pour le faire. Par contre une section " Panorama du cinéma tunisien " sera présente dans les programmes des JCC. C'est de notre devoir de montrer notre cinéma national et c'est aussi un droit pour les cinéastes tunisiens de profiter de la visibilité qu'offre un événement aussi important que les JCC.

Par ailleurs, les JCC rendent hommage cette année à une figure importante du cinéma tunisien à savoir Nouri Bouzid qui a remporté le Tanit d'Or aux JCC à deux reprises.  Le cinéaste aura droit cette fois à une série d'activités qui lui seront complètement dédiées : débats, rencontres avec ses élèves devenus cinéastes, séance spéciale avec ses camarades de cellule à Borj ERROUMI, la célèbre prison où il a passé cinq ans en tant que prisonnier politique. Une deuxième séance spéciale également sera consacrée à son apport aux scénarii de ses collègues (il avait adapté plusieurs scénarii de films tunisiens) avec un Master Class sur le scénario et la présence du désormais célèbre cinéaste franco-tunisien Abdellatif Kéchiche, qui rappelons-le avait campé en 1991 le rôle principal dans le film de Nouri BouzidBezness ".

 

Toujours dans le volet du cinéma tunisien, un hommage sera rendu à un autre professionnel moins connu par le grand public mais qui était d'un apport artistique indéniable en tant qu'éclairagiste et directeur de photo de talent. Il s'agit de Habib Masrouki disparu tragiquement (il s'est suicidé à l'âge de 30 ans) en 1980.

 

Qu'on est-il pour les autres sections ?

Notre programme sera riche et varié notamment avec les sections parallèles. Il y aura pour tous les goûts. D'abord une section " Cinéma du Monde " pour avoir, un tant soit peu, une idée sur l'actualité du cinéma mondial à travers des films qui se sont distingués durant l'année 2015. Y aura également un " Focus sur le cinéma argentin " qui est un cinéma intéressant et qui ne cesse d'évoluer ces dernières années. Une section baptisée " De Berlin à Carthage " sera réservée aux courts métrages présentés cette année au Festival de Berlin. Une autre pour les films " World Fund " [fonds d'aide aux cinémas du monde, ndlr]. Quant à la section " Nouveaux territoires ", elle sera préparée et concoctée par un programmateur extérieur et indépendant de l'équipe du festival. C'est une section qui se veut dans la lignée de la section " Ecrans d'Avenir " organisée en 2012 et de la section " Tarchikat " programmée en 2014. Une sorte de Fenêtre ouverte sur les propositions cinématographiques récentes, les plus novatrices et subversives, les plus radicales et marginales.

Dans le volet hommages, il sera question du grand cinéaste portugais Manoël De Oliveira, de la réalisatrice et historienne algérienne Essia Djabbar disparue en Février dernier. Un hommage spécial sera également rendu à cinq femmes égyptiennes du monde du cinéma disparues au cours de cette année. Il s'agit des actrices Faten Hamama, Meriem Fakhreddine et Maali Zayed d'une part et des cinéastes Asma Bakri et Nabiha Lotfy d'autre part.

Le cinéaste tunisien Moncef Dhouib animera un atelier de formation rapide pour des enfants et jeunes amateurs de l'image filmique et les amènera à la fin du stage à réaliser leur propre petit film avec le matériel dont ils disposent, à savoir leurs téléphones portables.

Par ailleurs et en collaboration avec les " Journées du Cinéma Européen en Tunisie ", nous organiserons " JCCities " qui consiste à étendre la programmation des JCC aux villes de l'intérieur. Ainsi dix villes seront impliquées dans cette opération et le public qui ne pourra pas se déplacer jusqu'à la capitale aura sa part du festival.

 

Y aura-t-il un colloque cette année ?

Le colloque sera dédié cette année à la mémoire de l'écrivain Abdelwahab Meddeb disparu en Novembre 2014. C'est le premier à avoir posé la question du rapport de l'image au texte (voir son texte " L'icône et la Lettre " paru dans Les Cahiers du Cinéma en Juillet et Août 1977). Le colloque s'intitule " Littérature et cinéma, discours écrit/discours filmique, narration romanesque/ fiction filmique". Notre objectif est de sortir des poncifs de la simple recherche du rapport du cinéma au roman à savoir l'adaptation pour partir à la recherche de l'intertextualité dans le rapport à la fois délicieux et douloureux entre la galaxie Gutenberg (texte, lettre) et la Galaxie Lumière (le filmique et l'iconique). C'est un colloque organisé en collaboration avec la Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba. Pour lire le texte de l'appel à contribution : www.jcctunisie.org/pdf/colloqueAppelCandidature_fr.pdf (cliquez sur le lien).

 


Entretien conduit par Mahrez Karoui

Africiné, Tunis / Abidjan

pour Images Francophones

 

 

Image : Ibrahim Letaief, Directeur des Journées Cinématographique de Carthage JCC

Crédit : Mahrez Karoui

 

 

 

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