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Fathallah TV - 10 ans et une révolution plus tard : entretien avec Wided Zoghlami
entretien
rédigé par Olivier Barlet
publié le 17/07/2023

Lors de la 18ème édition du Festival des films d'Afrique en pays d'Apt (en ligne covid-19 oblige), une soirée était consacrée au film Fathallah TV - 10 ans et une révolution plus tard et à une rencontre avec sa réalisatrice Wided Zoghlami, en direct avec Tunis, animée par Tahar Chikhaoui et Olivier Barlet. Rencontre visible sur la vidéo ci-dessous et résumée dans le texte ensuite.



DEBAT // Fathallah TV avec Wided Zoghlami from Festival des Cinémas d'Afrique on Vimeo.

Olivier Barlet : Wided Zoghlami a fait des études de cinéma à Tunis et en France. Elle a réalisé un court-métrage qui s'appelle Presque un plaisir et s'est ensuite lancée dans ce film sur une dizaine d'années, d'où le titre 10 ans et une révolution plus tard. De métier, elle gère des groupes de musique, ce qui explique son intérêt pour la musique. Wided, merci d'être présente en liaison internet avec nous pour discuter de ce film.

Tahar Chikhaoui : On voit effectivement apparaître des documentaires réalisés par des femmes avec un regard nouveau, assez étonnant. Ce film en est un exemple vivant. Il est important d'en expliquer la genèse. C'est arrivé comment ?

Wided Zoghlami : Il faut le remettre dans son contexte, nous sommes en 2007, je suis une jeune étudiante en cinéma, j'ai 23 ans. Je suis mixte mais suis nées, ai grandi et vécu en Tunisie. Révoltée depuis très jeune par le système, les non-dits, les tabous politiques, j'étais dérangée par les portraits de Ben Ali chez les épiciers, dans les écoles, partout. Ayant la double nationalité, je pouvais voyager dans le monde, aller finir mes études à Paris. J'ai ressenti une grande injustice en voyant des jeunes ambitieux, intéressants, intelligents ou talentueux, surtout parmi les musiciens que j'ai rencontré, ne pas y avoir droit dans ce monde plein de frontières. Mais aussi, en regardant notre pays, je me suis rendu compte que nous étions dans une sorte de prison ouverte et qu'il y avait un grand fossé entre les classes sociales, qui se creusait de plus en plus. Etant dans un quartier populaire, j'ai pris une caméra et documenté les réalités des jeunes de mon âge, qui n'ont pas les mêmes chances face au monde. Ce fut mon premier déclic. De plus, ce quartier de la banlieue sud de Tunis n'a rien d'un décor d'HLM : il a sa beauté. Il a plus d'âme, une histoire ancienne architecturalement et nouvelle avec des briques rouges un peu anarchiques. S'ajoute à cela les personnes que j'ai rencontrées qui avaient mon âge et rêvaient d'un pays libre, de pouvoir vivre de leur musique, d'avoir la possibilité d'apprendre et d'en faire un métier, de s'exprimer, chose interdite en 2007. Nous ne pouvions même pas chuchoter entre frères et sœurs dans un café pour parler des divergences, savoir ce que pensent les autres, on était en dictature.

Tahar Chikhaoui : Tu indiques dans le film que c'est Halim (Yousfi), qui t'as permis d'aller dans ce quartier dans le sud de Tunis. Tu l'as rencontré dans un festival à Hammam El Ghezaz. C'est fascinant parce qu'il y a des décalages entre la dynamique culturelle et politique. C'était quand même un festival de jeunes artistes underground (contre culturel/clandestin) quelque chose d'assez exceptionnel sous le régime de Ben Ali, c'est là où tout s'est enclenché ?

Wided Zoghlami : Il y avait toujours des petits concerts à Tunis et ailleurs, mais quand il y a eu ce festival, on s'est rendu compte qu'on est nombreux, il y avait aussi des jeunes militants, c'était le début d'Internet donc ils commençaient à avoir des blogs, donc on a compris qu'il y avait divers moyens d'expression et qu'il y avait cet étouffement global d'avoir connu que le régime de Ben Ali. À 24 ans, j'avais quasiment seulement connu que Ben Ali, avec deux ans de Bourguiba, donc un seul système dont on avait marre, vu qu'on s'est rendu compte qu'on est nombreux et que l'union fait la force, ça a donné un élan d'espoir, mais c'était toujours en 2007 sous une chape de silence.

Olivier Barlet : Cette histoire d'enfermement, on le sent bien dans le film, même esthétiquement quelque part, on a l'impression qu'il était difficile de filmer dans la rue, beaucoup de choses se disent, mais elles se disent à l'intérieur. Effectivement, il y a le festival au départ qui est une sorte de liberté prise sur l'environnement et ma question, indépendamment de ce que je disais à l'instant : quels ont été les obstacles rencontrés en termes de liberté de pouvoir filmer ce projet ?

Wided Zoghlami : Ce projet était et est resté pendant des années complètement clandestin, j'ai embarqué un ami et mon chef opérateur qui était tout comme moi un jeune étudiant, Hatem Nechi, on a été dans ce quartier avec une petite caméra en mini dv à l'époque ainsi qu'une fausse autorisation de tournage. Ensuite, j'ai été confronté à la police, on m'a emmené au poste, on m'a demandé ce que je faisais, j'ai dû improviser un alibi pour ma présence, on m'a regardé un peu comme une énergumène, on me disant que fais-tu ici, va plutôt à Carthage, il y a des cotes plus belles. J'ai donc prétendu être une jeune étudiante qui fait un reportage pour son école sur la mosaïque, ce qui n'est pas du tout la spécialité de ce quartier, nous étions très loin des ruines romaines, mais c'est passé. Après, tout s'est déroulé de cette manière-là ce qui donne l'impression d'enfermement ou de clandestinité pendant le début du film parce qu'en effet, pour avoir des interviews (entretiens) sincères, il fallait rentrer dans une maison, il fallait s'enfermer, ne pas prendre beaucoup de temps parce que tout se sait dans de tels quartiers, on s'attendait donc d'un moment à un autre à ce que quelqu'un fasse irruption. Il y a aussi des interviews qui ont été faites aux coins de ruelles de nuit, mais nous étions très peu donc on était tout de même très discrets, j'avais déjà fait du repérage, le quartier me connaissait déjà, ils m'avaient tous repères, et même accueillit finalement. Le film a été caché pendant des années dans une boîte à chaussures, je n'ai jamais pu me séparer des rushs (cassettes), parce que 4 ans avant la révolution, aucun producteur ne m'a suivi, mais je savais la valeur qu'elles avaient et j'avais aussi donné ma parole aux gens qui m'avaient fait confiance et qui avaient pris le risque de dire les choses qu'ils pensaient à cette époque-là. D'une manière, j'étais redevable, il fallait que je finisse ce film, j'ai repris le tournage du film en 2016 en me disant, on s'approche de la décennie et c'est certainement intéressant de voir où en était il y a 10 ans et comment les personnages ont grandis. On a tous vécu des choses entre temps, la Tunisie avait vécu une révolution, donc on pouvait faire un bilan, tout cela bien sûr avec les sujets que je traite et beaucoup de musique.

Tahar Chikhaoui : Ce qui est frappant et peut-être pas aussi fréquent dans ton film, c'est justement que s'entremêlent un changement général dans le pays, mais aussi un changement dans ta vie, c'est comme si cela était consubstantiel, c'est-à-dire, en même temps que tu assistais, tu témoignais de ce changement historique, sans t'en rendre compte, toi-même, tu vivais une expérience de maturité très forte, les deux choses étaient liées.

Wided Zoghlami : Effectivement, ce film m'a fait grandir et m'a beaucoup rapproché de mon identité en tant que tunisienne et de la Tunisie, même si j'ai grandi ici, j'ai toujours grandi dans une mixité de cultures. Ce film m'a impliqué socialement, amicalement, amoureusement, toutes les revendications qui viennent avec l'amour, pour ce pays.

Tahar Chikhaoui : L'amour, il faut l'entendre dans tous les sens.

Wided Zoghlami : C'est sûr que c'était aussi une part de ma vie, en 10 ans, j'ai vécu et j'ai fait des choix, il y a plusieurs aventures en autres, et c'est cela qui est beau. C'est un film que je ne referais jamais et que je n'aurais jamais la possibilité de refaire.

Olivier Barlet : La force d'un documentaire, c'est justement d'arriver à faire le lien entre le politique, l'histoire d'un pays comme c'est le cas dans ce film, mais aussi l'histoire sans doute d'une génération ainsi qu'une histoire personnelle. Je vois rarement des films qui aient cette puissance-là, d'arriver à connecter les deux et qu'on ressente profondément les choses. C'est vrai que la forme délibérément personnelle du film avec toute cette spontanéité qui va avec contribue à cela. Quel était le processus de tournage ? Est-ce qu'il s'agissait d'une caméra dv discrète ou bien, il y avait un ingénieur du son ? Est-ce que c'était une équipe de tournage, ou bien, c'était une démarche spontanée au coin de la table ?

Wided Zoghlami : La première partie pré-révolution, en 2007, c'était vraiment une petite équipe, il y avait Hatem à la caméra, moi et un ami à la perche, nous étions 3 ou 4 personnes maximum. Lorsqu'on a repris le tournage en 2016, on a fait des choix artistiques qui faisaient qu'on avait besoin d'une plus grande équipe. On a une image en 2007 qui est granuleuse, sali par le temps, on a un autre format qui est le 4/3, qui a son charme et nous n'avions pas envie de la traiter et d'essayer d'avoir une image lisse, par contre on va essayer d'avoir une très belle image, contemporaine pour la partie 10 ans plus tard, d'où le choix d'une plus belle caméra. Cela a aussi servi de moyen de narration, on voit que le temps est passé, on a tout une partie ce grain et ensuite, on avait des plans cadrés par mon chef opérateur qui sont à mes yeux comme des tableaux parce que c'est des plans sur les décharges au lever du soleil qui sont magnifiques, et cela, c'est avec plus de matériel et une production ce qui a suivi en 2016. On a pu donner à ce film plus de moyens pour être un objet cinématographique au-delà de la revendication.

Olivier Barlet : Effectivement, cela nous permet de rentrer dans la chronologie de l'histoire, c'est ce dont on a parlé avec Tahar avant et on se disait que la structure du film est assez étonnante quelque part. Nous en tant que spectateurs, quelquefois, on a un petit peu du mal à se retrouver par rapport à la chronologie, la question que l'on se posait, c'était de savoir, quels sont les choix qui ont été fait au niveau du montage afin de raconter cette histoire ?

Wided Zoghlami : Je tenais à ne pas raconter l'histoire dans la chronologie historique, je commence un peu en 2007, ensuite, je m'amuse à faire des allers-retours avec le montage sur les deux époques. Cela peut sembler un peu perturbant par moments, mais je compte aussi sur le spectateur, il y a cette différence d'images qui sont flagrantes de 2007 et 2016, et puis nous rebondissant par rapport aux propos dans le montage plus que par rapport à la chronologie, en mettant à des moments des sujets en parallèle, parfois, c'était en errant dans une ruelle et on ressort dans une autre époque. J'ai essayé de m'amuser, je ne voulais pas raconter une histoire tout à fait linéaire.

Tahar Chikhaoui : J'entends bien ce que tu veux dire et on y reviendra, mais est-ce que cela ne signifie pas, politiquement aussi, qu'au fond ce qui est aussi socialement vrai, rien n'a changé pour ces jeunes ? Ce n'était pas un film construit avec une partie avant la révolution, l'autre après la révolution. Il y a même des plans filmés très récemment et qu'on retrouve dans la première partie comment on peut trouver dans la deuxième des plans filmés il y a longtemps. La situation est toujours la même avant et après.

Wided Zoghlami : Oui, effectivement, des fois, c'était fait exprès, pour illustrer une situation qui n'a pas changé. On peut avoir une vérité dite en 2007, qui est toujours d'actualité 10 ans plus tard.

Tahar Chikhaoui : Évidemment, on te voit au tout début, posé d'ailleurs une question qui résume ce que nous sommes en train de dire. Qui parle à la fois de la réalité et de toi faisant des films, Halim, au tout début quand tu lui demandes "est-ce que tu vis de la musique ?", il te regarde, en te posant la même question, en te disant, "mais, toi, tu vis du cinéma en Tunisie ?" Il y a un effet miroir entre Halim et toi durant cette conversation, qui raconte deux phénomènes concomitants celui de sa réalité dans son quartier et la tienne en tant que cinéaste, toi qui es déjà d'emblée désenchanté.

Wided Zoghlami : C'est l'arroseur arrosé, c'est bien ça la situation de l'artiste en Tunisie, au-delà de lui et moi. Lui étant musicien et moi étant naïve, je lui demande "tu ne penses pas qu'ici, tu peux vivre de ton art ?" Il me répond "est-ce que tu te vois vivre de ton art ici ?" Cela sous-entend plein de choses. Nous n'avons pas d'industrie cinématographique, se dire, être une fille, à 23 ans, en 2007, dans une dictature et se dire, je vais devenir réalisatrice, ce qui implique l'art, la liberté, des moyens, ce n'est pas l'idée de carrière qui présage le meilleur avenir ou le plus simple.

Tahar Chikhaoui :  À la différence des cinéastes qu'on a connus des années 70, qui faisaient des études à l'étranger et qui arrivaient comme des intellectuels, portant une image sur leur propre pays pour faire des films sur leur pays, en surplombant la réalité et en aspirant à devenir de grands cinéastes, malgré les difficultés, malgré parfois quelques entraves cela se passait comme ça à cette époque-là. Dans ton cas, c'est différent, certes, il y a des cas similaires dans des pays autoritaires ou des cinéastes commencent par faire des films underground (clandestinement), on a l'impression que ce film, tu le fais aussi pour ta propre naissance en tant que cinéaste, d'ailleurs dans le film, c'est après que tu apparaisses, d'emblée, tu poses le problème, ensuite, c'est la réalité, c'est Halim, ses copains et toutes leurs aventures, etc. À un moment donné, vers la fin, tu entres dans le film franchement et ouvertement et de façon d'ailleurs conflictuelle, puisque tu sembles avoir été à l'origine d'une discorde entre les amis, et là, on te voit apparaître en tant que cinéaste. Je me dis, ce film, n'est pas seulement fait pour raconter l'histoire d'un pays, mais pour créer l'histoire d'un cinéaste.

Wided Zoghlami :  Je n'avais certainement pas ce recul-là, c'est peut-être quelque chose que j'admets maintenant, cela n'a pas été facile pour moi de rentrer dans le film, mais je savais qu'il fallait le faire, ce fut tout même compliqué pour moi, même au montage, comme je disais tout à l'heure, c'est un film que je ne pourrais jamais refaire. D'un côté, une cinéaste est née et d'un autre une petite fille s'en est allée, il y a la métaphore de la chenille, mais cela représente aussi la Tunisie et nous tous, je pense, c'est aussi cela que raconte le film, c'est des tranches de vie, on a tous grandit, on s'est tous affirmé. Quand on voit les musiciens comme Tiga ou Paza, ils ont affirmé leurs discours, leurs propos, leurs visions, leur envie de savoir s'ils veulent partir ou s'ils veulent rester, finalement, ils veulent rester et pensent être essentiels à ce pays en tant qu'artistes. Ils pensent avoir un message et ils ont bien raison, ils ont été émus suite au visionnage du film, le fait de se voir 10 ans après, c'est comme un bilan de leur vie.

Sébastien (Modérateur) : Nous avons des questions et des commentaires depuis le chat, notamment Fabien qui se demande si vous avez rencontrez des difficultés au moment du tournage parce que vous êtes réalisatrice ?

Wided Zoghlami : Non, pas particulièrement, pas sur le tournage, pas plus que ce qu'on rencontre dans la vie de tous les jours, en tout cas, pas parce que je suis réalisatrice.

Sébastien (Modérateur) : Nous avons également des commentaires sur le contexte, notamment Violette qui se demande si le réseau underground (clandestin) dont il est fait référence dans le film, existe encore à Tunis ?

Wided Zoghlami : Plus vraiment, au contraire, nous avons eu un boom de rap et de musique très commercial, ainsi que l'émergence de YouTube. L'underground, dans le sens où en se cache réellement de la police parce que nos propos sont interdits, cela n'existe plus. Nous avons maintenant la liberté d'expression en Tunisie, dont une grande cacophonie, tout le monde souhaite s'exprimer dorénavant, tout le monde a un avis sur tout. C'est aussi quelque chose qu'on doit apprendre, je pense, on le voit très bien à l'Assemblée nationale, la liberté d'expression n'est pas un concept qui est bien défini, nous ne savons pas vraiment où se trouve la limite entre liberté et manque de respect. Étant donné que nous ne faisons plus face à la censure et l'étouffement, le concept underground ne veut plus rien dire.

Sébastien (Modérateur) : Camille veut vous remercie pour votre film et vous pose une question relayée également par Sofia : est-ce que les artistes qui ont peint les fresques que l'on voit dans le film ont été rémunérés au moment de leur réalisation ?

Wided Zoghlami : Je ne suis pas l'origine de la demande, il s'agit d'une belle initiative mise en place dans le quartier de Jbel Jelloud par la Maison de la Jeunesse, dirigé par une directrice depuis quelques années qui essaie de réanimer ce quartier dont un festival de graffiti avec des rencontres de graffeurs venant du monde entier (mexicains, colombiens, australiens, etc.) c'est organisé une fois par an. Bien entendu, ça met de la couleur, par exemple les petites ruelles sombres ou les jeunes se cachaient pour fumer du cannabis, maintenant, c'est plus gai.

Sébastien (Modérateur) : Pourquoi avoir fait le choix de ne pas tourner d'images entre 2011 et 2016 ?

Wided Zoghlami : Il y a toute une période où j'étais loin de la Tunisie, loin du cinéma, j'étais prise dans une affaire beaucoup plus personnelle et plus lourde en responsabilité donc pendant des années, je n'ai pas touché au film. C'est aussi la période durant laquelle, avec Halim et le groupe, nous sommes partis en Belgique. Je suis ensuite rentrée en Tunisie en 2013, encore une fois, j'ai été prise par autre chose dont la musique, c'est à l'approche de la décennie que j'ai ressenti le besoin de continuer mon travail dessus.

Sébastien (Modérateur) : Un commentaire de Manu qui vous remercie pour ce documentaire poignant et dit "Tiga, Halim, Paza et d'autres, tous de ma génération sont très touchants, c'est malheureux de voir que la révolution politique n'a pas fait évoluer ce pays" Un autre commentaire sur le film, de la part de Carole qui nous dit "J'ai bien aimé la promenade du rappeur dans les ruelles colorées qui révèlent un certain paysage, des décharges de voitures" qu'elle apprécie particulièrement.

Olivier Barlet : La fin du film est quand très forte, la manière dont vous avez de vous mettre face caméra au milieu de l'Avenue Bourguiba, le lieu central de Tunis, le lieu des manifestations et de dire nous ne lâchons rien. Cela va peut-être à l'encontre du commentaire que l'on vient d'entendre, effectivement il s'est passé quelque chose quand même, la jeunesse que vous montrez est confrontée à la fois à la crise politique, économique, mais a gagné quelque chose à travers la révolution. On sent bien qu'il y a cette volonté de rester sur place et faire en sorte que les choses changent véritablement et cela ne se fait pas en un jour. C'est le message que je retire du film.

Tahar Chikhaoui : Oui, effectivement, c'est un film très contemporain, la preuve est qu'au moment où on le visionne, il est en train de se passer des choses en Tunisie du même ordre. La contemporanéité de ta propre vie avec celle du pays, rejoint celle de la sortie du film et de ce qui se passe actuellement. Le film continue à relater ce qui est en train de se passer.

Wided Zoghlami : Oui, malheureusement d'un côté, mais on ne peut pas dire que nous n'avons pas évolué et que nous n'avons rien gagné, la société civile a gagné, les gens peuvent se parler, ils peuvent créer ensemble. Il ne faut tout de même pas oublier qu'il y a un creux entre le gouvernement et la société civile, en tout cas le peuple a gagné, le fait d'être conscient de sa force, du pouvoir associatif, et d'être plus ouvert sur le monde, il y a des aspects qui sont devenus des acquis, mais il faut tout remettre en place, tout réorganiser. 10 ans par rapport à une révolution ce n'est pas long, mais nous souhaitons que cela aille plus vite et nous pensons qu'on doit contribuer, d'où le choix de rester ici.

Olivier Barlet : C'est la réalité qui dit que votre position à la fin du film n'est pas seulement volontariste.

Tahar Chikhaoui : J'aimerais faire remarquer, car cela me paraît représentatif, parce qu'il y a quelque chose qui va au-delà du film. C'est un film à la fois très ambitieux à la fois et très simple, humble, beaucoup d'humilité, on s'étonne de remarquer que ce premier film a durée 10 ans sur une situation importante, un moment de ta propre vie personnelle et professionnelle important, dure 1 h 15, c'est inimaginable. Souvent le défaut des premiers films, c'est qu'ils sont trop longs, j'imagine que tu as tout de même beaucoup filmé, en termes de montage comment cela s'est déroulé ?

Wided Zoghlami : On s'imagine que j'ai eu plusieurs heures de rush, mais ce n'est pas vraiment le cas. En 2007, étant donné qu'on était limité et pressé et clandestin, j'ai dû être assez efficace dans mes plans et mes interviews. Certes, j'ai beaucoup d'interviews qui ne sont pas mûres que j'ai dû mettre à la poubelle, mais durant l'heure d'interview que j'avais faite en 2007, j'avais l'essentiel. Nous avons aussi fait le choix d'être efficaces et de cibler avant de filmer, en 2016, j'ai pris le temps d'écrire donc c'est réfléchi, je savais ce que je voulais et je connais tellement bien mes personnages aussi que je n'avais pas besoin de les suivre pendant des mois, cela fait 10 ans que je les suis.

Sébastien (Modérateur) : Le fait d'être passé d'un documentaire tourné d'abord dans la clandestinité à un documentaire tourné avec du soutien, a-t-il changé votre relation au film, votre conception du documentaire ?

Wided Zoghlami : Ma relation au film, je ne pense pas, c'est un film que j'ai porté qui a toujours été proche de moi, les raisons ont changé, parce qu'au début, c'était revendicatif. La production n'est qu'un détail, il fallait que le résultat me plaise, parce que même sans soutien j'aurais tout de même tout fait pour le finaliser. Maintenant par contre, c'est un film qui est finalisé, qui passe sur grand écran, certes cela me fait plaisir d'en parler, mais je pense déjà à d'autres projets. C'est un film que j'affectionne, mais il a fait son temps.

Sébastien (Modérateur) : Adèle voudrait poser une question précise sur des prises de vues notamment, celle devant la prison en Belgique, qui lui semble être comme une forteresse et qui le met en rapport avec la prison à ciel ouvert qu'est le quartier de Jbel Jelloud. Est-ce que vous pouvez donner des éléments sur ces plans-là ?

Wided Zoghlami : Une prison peut se présenter sous différentes formes, comme la forteresse de Bruxelles qui est impressionnante et peut être, en effet, à ciel ouvert. On se retrouve devant cette prison, parce qu'on a suivi un personnage qui a la fleur de l'âge criait et rêvait de liberté et en l'occurrence en Europe, arrivé en Europe on se retrouve dans une vraie prison avec des vraies pierres.

Tahar Chikhaoui : C'est étonnant, parce que tu t'es retrouvé dans la même situation, tu as été cherché un appartement juste devant la prison, tu es tout le temps à proximité. Parce qu'ils étaient dans une espèce de prison à Jbel Jelloud aussi ?

Wided Zoghlami : Même Carthage qui est au bord de la mer, en 2007 cela restait une prison à ciel ouvert sous une dictature. La prison se manifeste de différentes manières, elle peut être dans la tête aussi.

Olivier Barlet : Vous parliez de la distribution du film, c'est HAKKA distribution qui a sorti le film, c'est un organisme de diffusion qui pénètre bien à l'intérieur de la Tunisie et cela, même en province. J'avais vu le film au moment des journées cinématographiques de Carthage, j'avais également vu l'adhésion qu'il pouvait y avoir dans la salle et je voyais bien à quel point les gens résonnaient, notamment toute la jeunesse présente. Avez-vous accompagné le film dans ces différentes projections à l'intérieur du pays et comment les gens résonnaient ?

Wided Zoghlami : La sortie du film durant les Journées cinématographiques de Carthage était ma première projection. Il faut savoir que les JCC est un festival où il y a un public énorme, c'est exceptionnel. Il y avait une salle pleine de 700 personnes, c'était très émouvant, parce que le public a réagi, ressentit le film, ils ont ri, ils ont pleuré, ils ont applaudi. J'ai eu des témoignages très touchants, que cela soit des personnes de ma génération qui se sont senti représentée, qui ont eu l'impression que leur voix a été portés, des parents aussi, dont une mère à Bizerte, qui m'a dit : "Mon fils veut jouer de la guitare, il a 15, je ne veux pas qu'ils s'y mettent par crainte qu'il ait de mauvaises fréquentations. En voyant ce film, j'ai compris, je vais lui acheter une guitare. Je me rends compte que c'est essentiel de ne pas le laisser frustré, de lui laisser un moyen de s'exprimer". On a fait des projections dans plusieurs villes en Tunisie, dont Gafsa, dans le sud de la Tunisie et le public était ému à chaque fois.

Sébastien (Modérateur) : Nous avons deux questions concernant la musique : Étienne, qui manifeste un intérêt pour les musiques, présentes dans le film et qui se pose la question de savoir où on peut les entendre et si elles sont encore vivantes aujourd'hui et dans quels lieux à Tunis. Un autre commentaire de Carole, pourquoi parle-t-on de rap dur dans le film ? Elle trouve que les propos ne sont pas violents.

Wided Zoghlami : Au début du film, il est catégorisé dur, parce que le rap était la musique interdite durant cette période-là. On le désignait de tous les termes péjoratifs possibles. Eux-mêmes, les jeunes, ne connaissaient pas le vocabulaire propre à ce style, il faut savoir aussi qu'en 2007, on n'avait pas accès à ces ressources. Ce n'est pas dur, je suis tout à fait d'accord, d'ailleurs, les artistes que j'ai choisis qui ne sont pas du tout dans le cliché du rappeur délinquant, ce sont des poètes urbains et qui font le choix justement de ne pas parler avec un vocabulaire grossier et d'avoir des revendications. C'est du rap pacifique, d'union.

Pour la première question, bien sûr, tous ces artistes sont présents sur YouTube, certains sur Spotify, je ne sais pas si je peux transmettre les liens au festival d'Apt et vous pourrez ainsi les mettre sur Facebook. Je vous invite à les découvrir en tout cas : Paza Man et Tiga Black'Na et Halim Yousfi, ce sont des artistes formidables et intéressants.

Sébastien (Modérateur) : On récupéra les liens et on s'en pressera de les diffuser via le site et via Facebook, merci.

Tahar Chikhaoui : Merci beaucoup Wided de ta présence et tes réponses, de nous avoir donné l'occasion de voir ton film. On parlera encore de cinéma dans le cadre de la table ronde de samedi.

Sébastien (Modérateur) : Excusez-moi, une dernière question qui me semble intéressante. Le film a été présenté aussi en milieu carcéral à Carthage. Est-ce que vous pouvez donner les réactions des occupants ?

Wided Zoghlami : Cette belle initiative était durant les JCC, elle existe depuis quelques années et le but est de faire des projections en milieu carcéral, c'était ma première projection avant même la projection en salle durant le festival. Il y avait une centaine de prisonniers, Tiga et Paza m'avaient accompagné, c'était très émouvant. J'y tenais et de voir cette centaine d'hommes arrivés tout agité, tout d'un coup assis et calmes, on a eu un débat suite à la projection qui était très intéressant. Certains m'ont même dit "tu nous as fait pleurer, on veut une comédie la prochaine fois", mais en même temps certains m'ont remercié parce qu'on est 12 millions à avoir vécu cette tranche de vie, qu'on soit intellectuel, rappeur, on a tous été opprimé, interdit de dire ce qu'on pense. Je pense même que le simple fait de donner des cours d'analyse de films et de parler de révolution russe, il ne fallait pas aller en profondeur et faire un parallèle.

Merci à Oumaima Garess pour la transcription !

Olivier Barlet

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