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"La littérature ne fait plus peur"
entretien
rédigé par Anne Bocandé
publié le 24/11/2016
Boubacar Boris Diop
Boubacar Boris Diop
Ken Saro-Wiwa, discours devant le peuple Ogoni
Ken Saro-Wiwa, discours devant le peuple Ogoni

Romancier et essayiste, Boubacar Boris Diop a longtemps exercé le métier de journaliste. Engagé dans la valorisation des langues africaines, il a publié plusieurs romans en wolof et dirige actuellement une collection aux Éditions Zulma de romans traduits dans cette langue. Il a également ouvert une maison d'édition et une librairie à Saint-Louis du Sénégal avec l'écrivain Felwine Sarr. Acteur et observateur de la scène littéraire d'Europe et d'Afrique du l'Ouest, il partage ici sa réflexion.

Africultures. Nous partons du postulat qu'en 2016 la censure s'exprime davantage par l'expression d'une autocensure qui oriente les esthétiques et les prises de paroles des artistes et des intellectuels africains, sous le poids de dominations économiques et de diplomaties d'influence.
Boubacar Boris Diop. La littérature, partout dans le monde, a énormément perdu de son impact. Il y a eu un moment où les grandes voix étaient celles d'écrivains. Aujourd'hui, ce n'est absolument plus le cas. Sans doute parce que la scène de l'histoire est devenue beaucoup moins lisible. Il était facile de choisir son camp à l'époque de la lutte anticolonialiste, de la Guerre Froide, de la lutte contre l'apartheid ou du mouvement américain pour les droits civiques.
Il est moins aisé à l'heure actuelle de savoir quoi penser exactement, si on veut analyser les événements internationaux de manière honnête et équitable. Tout va en effet très vite, un carnage terroriste chasse l'autre. Et cela ne laisse à personne le loisir de s'arrêter comme il conviendrait sur les circonstances particulières de tout ce qui arrive. Empêcher le citoyen ordinaire de détricoter tout cela est un jeu d'enfant pour certaines forces occultes si habiles à brouiller les pistes entre réel et fiction, à extraire du chaos ambiant un récit simple et séduisant, bien structuré, auquel nous finissons par adhérer, faute de mieux.
Cette forme de lassitude citoyenne - "Tout ça est trop compliqué pour moi", "Attendez, vous n'allez quand même pas me demander de pleurer sur le sort d'un dictateur comme Khadafi ou Bachar Al-Assad !", etc. - ne fait-elle pas le lit de l'autocensure ? Je le crois volontiers. Je crois en l'existence d'une espèce de centre invisible beaucoup trop futé pour nous dire quoi penser et qui se contente bien plus efficacement de nous tracer dans la tête des frontières internes, des lignes rouges à ne pas franchir.

Quel serait ce centre invisible ?
Dès qu'on y fait allusion, on est soupçonné de verser dans les théories du complot. Mais ce n'est pas parce qu'il y a beaucoup de complotistes, sur le Net en particulier, qu'il n'y a pas de complot du tout ! L'histoire en a connu un grand nombre. De l'incendie du Reichstag à la guerre de Bush et Blair en Irak, en passant par l'incident du Golfe du Tonkin, ces manipulations ne révèlent leurs secrets que des années plus tard, à la fin du jour, en quelque sorte. Depuis deux décennies environ, les forces de l'ombre sont encore plus conscientes de leur immense pouvoir. Désormais, il s'agit juste d'avoir la maîtrise du monde virtuel. Le sommet de l'OTAN à Varsovie, le 8 juillet dernier, a débouché, à en croire le quotidien Le Monde, sur la "reconnaissance de l'espace cyber comme un des grands espaces militaires, au même titre que la mer, la terre et les airs." WikiLeaks et Snowden ont levé un coin du voile, mais il est à peu près certain que le pire est à venir. Je me souviens d'un épisode de la guerre en Syrie, où a émergé un individu travaillant pour le Pentagone, particulièrement doué selon les journaux, pour fabriquer une histoire fausse mais totalement vraisemblable, avec des faits réels.

Comment voyez-vous cela en ce qui concerne le domaine de la création littéraire ?
Il n'y a pas si longtemps, l'autodafé était encore fréquent en Europe, au point de susciter cet avertissement du poète Heinrich Heine : "Celui qui brûle des livres finira tôt ou tard par brûler des hommes". Heine était allemand et il disait cela au dix-neuvième siècle, bien avant l'Holocauste… À l'heure actuelle, tout cela est derrière nous. Et même si au Qatar le poète Ibn al Dhib a récemment pris quinze ans ferme pour quelques vers trop ironiques envers un régime grotesque, les écrivains sont de moins en moins inquiétés. Cette liberté de création est un indice du progrès des sociétés humaines. Il faut s'en réjouir, sans toutefois oublier de la relativiser. La littérature ne fait plus peur. Elle divertit plus qu'elle n'éveille et, d'une certaine façon, c'est le marché qui fait émerger ou disparaître des voix. Je me suis étonné un jour auprès d'un éditeur parisien du fait que dans le même siècle, le vingtième, le roman français était passé de Proust, Gide, Sartre, Camus, Malraux, etc. à des auteurs aussi médiatisés qu'insignifiants. Il m'a répondu, après une longue hésitation : "C'est parce qu'aujourd'hui, c'est nous les éditeurs qui décidons". Ce n'est sans doute pas aussi simple. C'était un raccourci, je suppose. Mais si un histrion comme Bernard-Henri Lévy en France ose se revendiquer comme étant une grande conscience morale, c'est que le pays est en délicatesse avec ses propres repères…

Pensez-vous qu'un écrivain puisse tout dire aujourd'hui ?
Non. Pour moi, il y a clairement une limite, pour la sensibilité religieuse, en particulier. Je l'ai dit et écrit pendant l'affaire Charlie Hebdo. J'ai même envoyé une lettre ouverte à Suzanne Nossel, secrétaire exécutive du Pen Club, pour me désolidariser de la décision de décerner son prix le plus important à Charlie Hebdo. Cette année-là, nous avons été plus de deux cents auteurs invités par le Pen Club à protester publiquement contre ce choix.
Le fait que l'on ne soit pas religieux ne me dérange en aucune façon. Je trouve une certaine manière de l'exprimer infantile et inutilement blessante. Ceux qui prétendent que l'on peut tout dire savent bien en leur âme et conscience qu'ils se mentent à eux-mêmes. Mais pour moi, la vraie question c'est : sur quels sujets peut-on se permettre d'aller à rebours du consensus social ? Et là, vous savez, c'est la loi qui répond. Dans la plupart des pays européens, un roman qui fait l'apologie du terrorisme ou de l'homophobie conduira son auteur tout droit en prison.

Quelles seraient les thématiques impossibles à traiter pour un écrivain sur le continent africain ?
Nous parlons ici d'une institution littéraire, dont les instances de légitimation, situées en Occident, encouragent fortement les auteurs à taper sur l'Afrique.
Ceux-ci sont cependant entre le marteau et l'enclume. Quand ils abordent certains thèmes, comme l'homosexualité, ils sont beaucoup moins appréciés chez eux qu'en Occident. Par le passé, au pays du prix Nobel de littérature, le dictateur Sani Abacha a pendu Ken Saro-Wiwa, après un simulacre de procès, et Soyinka lui-même a été en danger de mort à un moment donné. Mais en règle générale, les écrivains africains ne sont pas persécutés. Ceux qui courent les plus gros risques, ce sont les journalistes indépendants. Au Burkina, c'est Norbert Zongo que le système Compaoré liquide. Partout, les dirigeants ont les médias à l'oeil. Nos oeuvres, écrites dans des langues étrangères - et donc peu lues - ne les dérangent pas vraiment, ils les ignorent. Une anecdote, à propos d'un roman à clés de Sembène, Le dernier de l'Empire, particulièrement brutal, à la limite ordurier, contre Senghor et sa femme, contre Abdou Diouf, Babacar Bâ, etc. Jean Collin, le tout-puissant ministre de l'Intérieur en ce temps-là, lui aussi visé, s'est moqué par la suite de l'auteur auprès d'un de mes amis journaliste. Il lui a dit : "On l'a bien eu votre copain Sembène, il voulait qu'on interdise son roman, eh bien non, on l'a laissé en librairie et il y est mort de sa belle mort car personne ne l'a lu !" Et pour dire le vrai, Le dernier de l'Empire n'est pas vraiment resté dans les mémoires…

Diriez-vous, comme Sassine, qu'être écrivain en Afrique, c'est écrire en vain ?
Je suis d'accord avec lui, jusqu'à un certain point. Vous savez, la littérature africaine a toujours souffert d'une sorte de "péché originel", qui est le tête à- tête que s'est imposé l'écrivain avec le colonisateur au départ. De ce fait, il parle pour et non à son peuple. D'une certaine façon, la mise à l'écart des citoyens sénégalais, ivoiriens ou camerounais du processus de création littéraire se perpétue. Ils ne constituent toujours pas la part la plus importante de notre lectorat. Dans les années soixante-dix, il y a eu comme un frémissement au Sénégal.
On a eu l'impression d'une grande littérature sénégalaise, prenant son envol depuis Dakar, avec les noms de Mariama Bâ, Ken Bugul, Cheik Aliou Ndao Ibrahima Sall, Amadou Lamine Sall ou Aminata Sow Fall, publiant tous aux Nouvelles éditions africaines, en phase avec leur public national. Ces auteurs ont survécu au niveau international, mais dans notre pays même, le mouvement a été stoppé net par le départ de Senghor du pouvoir. Dans un sens, Paris a repris la main…

Comment ce rapport fusionnel avec Paris se traduit-il dans la littérature africaine francophone ?
Par le fait que l'essentiel s'y joue en bord de Seine. La production du texte, sa validation et l'invention de son auteur lui-même. Lorsque vous êtes à Dakar ou Libreville, cette littérature, que je n'hésite pas à qualifier de "négro-parisienne", vous parvient de loin, via TV5, RFI, France 24, etc. C'est une dérive regrettable, mais pas seulement d'un point de vue symbolique. Concrètement, vous écrivez pour ceux qui vont en priorité acheter vos livres. Ça a une incidence sur le choix des sujets, la manière de les traiter, les lignes à ne pas franchir. Cela empêche aussi l'industrie du livre de se développer dans nos différents pays.

Quelle comparaison peut-on faire avec le monde dit anglophone, en particulier avec le Nigeria, où vous êtes actuellement installé ?
L'impact postcolonial est décisif. On peut faire aux pays anglophones tous les reproches que l'on veut - et Dieu sait s'il y en a - mais le fait que des termes comme "anglophonie" ou "anglafrique" n'y aient aucune pertinence, c'est, pour leurs intellectuels, un corset en moins. Je suis journaliste de formation et la presse de ces pays m'impressionne beaucoup par la qualité de ses articles et par sa liberté de ton. Ça a donné au Nigeria des auteurs comme Teju Cole, Chigozie Obioma, Chimamanda ou Igoni Barrett. Rien n'est simple, bien évidemment, et ces écrivains, par le biais de la langue anglaise se sentent, pour le coup, des acteurs à part entière de la globalisation. Cela veut dire que même les meilleurs d'entre eux doivent faire avec certaines contraintes, à la limite bassement commerciales. C'est le cas, par certains côtés, de l'excellent Americanah où Chimamanda ne ménage pas sa peine pour combler les attentes d'un public allant bien au-delà de son Nigeria natal. Mais puisqu'on parle d'autocensure, j'ai entendu plusieurs des compatriotes de Chimamanda s'étonner de son silence sur l'enlèvement des filles de Chibok.

Comment vous expliquez ce silence ?
Au début, cette critique m'a paru justifiée, malgré mon respect pour son travail ou peut-être même du fait de ce respect. Puis j'ai découvert qu'en mai 2015, le père de Chimamanda, âgé de 83 ans, avait été kidnappé par un gang de criminels et qu'il avait fallu payer une forte rançon pour sa libération.
L'épisode lui a inspiré My Father's Kidnapping, un beau texte où affleure le traumatisme que lui a causé cet épisode de sa vie. Elle raconte par exemple que les ravisseurs harcelaient son pauvre père : "Demande à ta fille, la célèbre romancière, de payer ! " Que l'on s'autocensure pour ne pas mettre les siens en danger, cela peut tout à fait se comprendre. Le Nigeria est un pays complètement fou, la politique n'y est pas un simple jeu.

Les auteurs nigérians que vous venez de citer n'ont plus les mêmes profils que certaines personnalités littéraires comme Saro-Wiwa…
Ken Saro-Wiwa est un bon exemple de cette folie nigériane. Écologiste avant la lettre, il était non-violent et très mesuré. Au lieu d'exiger des dividendes directs du pétrole pour le peuple Ogoni, il militait pour la préservation de son cadre de vie, tout en demandant au gouvernement fédéral et à la British Petroleum de construire des écoles et des hôpitaux.
Pour cela, il a été pendu à la prison de Port-Harcourt en novembre 1995, avec huit de ses compagnons. Je veux insister sur le fait que c'est arrivé, non pas à cause de ses oeuvres, mais en raison de ses prises de position. Il est important, en effet, de faire le distinguo entre les écrits littéraires d'un auteur et sa présence concrète sur le terrain politique, ce dernier mot étant bien entendu pris au sens large. Mongo Beti n'est pas devenu l'ennemi juré de la Françafrique à cause de Mission terminée ou du Pauvre Christ de Bomba. C'est plutôt parce qu'il était l'auteur de Main basse sur le Cameroun - interdit en France - et le créateur de la revue Peuples noirs, peuples africains, plateforme à partir de laquelle il a organisé des manifestations et fait signer des pétitions contre la Françafrique. L'écrivain n'est dangereux que s'il refuse l'injonction arrogante des potentats, que l'on peut résumer ainsi : "Écris et tais-toi !". Si Ken Saro-Wiwa ne s'était pas mêlé de l'histoire réelle de son pays, il serait sans doute encore parmi nous. Donc oui, le vrai courage c'est d'oser aller au-delà de l'oeuvre de fiction.

N'est-ce pas ce que vient de faire Mabanckou dans sa lettre à François Hollande ?
Mais Alain Mabanckou existe-t-il vraiment ? Il y a bien des raisons de se demander s'il n'est pas davantage un personnage de roman qu'un écrivain. Je veux dire qu'on parle plus du personnage que lui-même incarne, avec ruse et efficacité, que de ceux de ses romans. Et il a des trucs qui vous laissent parfois pantois. Vous savez, vous, où il veut en venir avec ses petites lunettes et ses vestes bleues ou roses ? A-t-on besoin de s'avilir à ce point pour tenir le haut de l'affiche ? Quand je vois cet écrivain déguisé en clown tricolore sur un plateau de télé français, je me sens humilié et je sais bien que je ne suis pas le seul. Mais au-delà de ces dérisoires simagrées, il y a, oui, la lettre à Hollande.
Pourquoi ne pas l'avouer ? J'ai trouvé ça très bien. Quand je l'ai lue, je me suis dit : c'est sans doute la première fois que l'un d'entre nous réussit à semer la panique dans un palais présidentiel africain ! Rien que pour cela, c'est un événement. Et ce serait trop facile de hausser les épaules, en lâchant un ricanement du genre "Mieux vaut tard que jamais !" Parce que, pour être tardive, cette lettre l'est tout de même un peu. Je n'en suis pas moins impressionné de voir qu'une plume d'écrivain, légère comme tout, a pu secouer un tyran, qui croyait avoir réduit tout le monde au silence. Quand on y regarde cependant de plus près, la démarche ne fait que confirmer le tête-à-tête dont j'ai parlé il y a un instant. Mabanckou dit en gros à Hollande : "Pourquoi ne fais-tu rien pour sauver le Congo ?". François Hollande a dû être surpris, mais aussi rassuré de découvrir qu'à travers un de leurs auteurs les plus célébrés à Paris, les Congolais attendent qu'il daigne enfin les libérer. Pourquoi le ferait-il si le système Sassou-Nguesso, surtout en ces temps difficiles, arrange les affaires de la France ? On se croit souvent cynique alors qu'on est seulement naïf.

Cela revient-il à conforter la toute-puissance de l'oppresseur, selon vous ?
Tout à fait. Hollande a joué le jeu, en recevant Mabanckou. Ce qui est bien, puisque cela vaut protection pour l'écrivain. Mais dans le fond, en plus de l'aider à tenir davantage le président congolais sous sa férule, cette histoire lui a par-dessus tout permis de se poser en démocrate sourcilleux, incapable de supporter les souffrances des peuples africains ! C'est une blague obscène, ça : Hollande qui se tâte à l'Élysée pour savoir s'il va ou non se porter "une fois de plus" au secours d'un peuple africain opprimé et à la demande pressante de celui-ci…

À ce jeu-là, les écrivains participent donc de l'éloignement et de la mystification de la réalité dont ils parlent ?
C'est si vrai qu'il est devenu possible en Occident de donner libre cours à ses stéréotypes les plus nauséabonds sur le Continent, en citant des auteurs africains. Relisez donc le Discours de Dakar (1) : son rédacteur a puisé à pleines mains dans Négrologie. Smith lui-même est constamment dans la posture du monsieur qui proteste de son innocence, en disant : " Je sais bien que c'est énorme, ce que je viens d'écrire là mais, ce n'est pas moi qui l'ai inventé, j'ai lu ça chez Axelle Kabou, chez Ettounga-Manguellé…" ou chez je ne sais qui. Et quand on en vient à la fiction, les dégâts sont pires, car certains auteurs, venus très tôt en Europe, s'ils n'y sont pas nés, ne savent de l'Afrique que ce qu'en disent les médias français. Ces images finissent par avoir dans leur tête le poids d'un vécu réel. Et souvent ils n'ont rien d'autre sous la main pour faire le travail de validation que l'on attend d'eux. Pourquoi s'étonner de leur tendance, dès lors, à tout simplifier à outrance ? Ils n'ont aucune idée des dynamiques internes, des différences d'une aire linguistique à une autre - anglophones vs francophones - et de tant d'autres paramètres. Vivre ainsi dans le mensonge forcé, c'est intenable à la longue. On sent d'ailleurs, derrière le fameux "je ne suis pas un écrivain africain, mais un écrivain tout court" la volonté de desserrer l'étau, de se donner un peu d'air, au propre comme au figuré. À tout prendre, cela vaut mieux que de parler si injustement de ce qu'on ignore totalement.
Est-ce bien sérieux, par exemple, de demander à ces romanciers s'ils préfèrent écrire en français ou dans leur langue maternelle ? Autant me demander si je suis tenté par un roman en japonais !

Considérez-vous que ce tête-à-tête dans la littérature francophone perpétue, stimule, entretient une certaine forme d'autocensure ?
On en revient à l'anecdote de tout à l'heure, à cet éditeur parisien reconnaissant sa toute-puissance - la toute-puissance du marché, finalement - vis-à-vis des auteurs. Le système est un rouleau compresseur, c'est marche ou crève ! Et les écrivains africains sont encore plus démunis que leurs collègues de l'Hexagone. Ils leur disputent leur public et doivent s'adapter au goût de celui-ci, tant dans le choix des thèmes que dans la manière de les aborder.

Qu'en est-il de la réception des oeuvres ?
Elle a changé du tout au tout. Et ici, les deux mots-clés sont devenus : instantanéité et simultanéité. Le texte, qui a de nos jours une espérance de vie Censure autocensure I n° 105 I I 35 très brève, doit être visible, au même moment, sur des espaces aussi éloignés que possible, les uns des autres. Cela est faisable si vous savez utiliser Facebook, Twitter, les radios et télés, qui, tout en étant extrêmement utiles, ne garantissent pas le lectorat escompté. L‘auteur a eu son fameux quart d'heure de gloire, mais aussitôt après cette consécration, la clameur-monde - si j'ose dire ! - se déchaîne au profit d'un autre ouvrage. Concevoir son oeuvre en fonction de la postérité, ça a toujours demandé beaucoup de courage. Aujourd'hui, c'est de témérité, voire de folie, que l'on devrait parler.

Avez-vous eu une expérience de censure ?
Oui, une seule fois de toute ma vie et ça a été en France, avec Actes Sud. Lorsque Yolande Mukagasana finit d'écrire Les Blessures du silence, elle me demande d'en faire la préface. C'est un ouvrage puissant dans lequel Yolande a recueilli les témoignages des bourreaux et des victimes du génocide des Tutsi du Rwanda. Leurs photos y figurent et c'était l'une des rares fois où tous racontaient leur histoire sans médiation, directement dans leur langue. Mais chez l'éditeur, un certain Capitani dit à Yolande : "Ce sera votre livre sans cette préface ou pas de livre du tout". Je n'ai pas laissé à Yolande le temps d'hésiter.
C'était bien certes qu'un Africain, ami de surcroît, articule un propos au sien mais je ne lui apportais rien d'extraordinaire. Ce qui comptait le plus, c'était l'importance de ces entretiens dans l'aventure personnelle de Yolande. Un exemple parmi d'autres : parmi ses interlocuteurs se trouve le très probable assassin de ses enfants et leur échange est exceptionnel. Je l'ai presque obligée à renoncer à la préface. J'ai repris celle-ci dans L'Afrique au-delà du miroir et des amis français l'ont balancée sur leurs sites en signe de protestation. Elle figure aussi dans certaines traductions du bouquin de Yolande.

Pourquoi cette préface dérangeait-elle ?
J'y attaquais Mitterrand. Aujourd'hui, grâce au travail d'intellectuels français intraitables, presque plus personne ne se pose de questions sur la manière dont Mitterrand, Juppé et quelques autres ont déshonoré leur pays au Rwanda. Mais à l'époque le nom de Mitterrand. humaniste et fin lettré, au milieu de cette sanglante histoire, ça faisait vraiment désordre. Cela déclenchait des bouffées délirantes de racisme du genre : "Ça, c'est bien les Africains, ils s'entretuent sauvagement puis ils ont le culot de venir nous expliquer que c'est la faute à Mitterrand !"

Aujourd'hui quelle est la situation au Sénégal ? Vous parliez de l'inexistence de l'impact des écrivains. Peuvent-ils alors tout écrire ?
C'est au temps de Senghor que la censure a frappé le plus souvent. Ceddo de Sembène a été interdit, de même que des journaux dont Siggi, de Cheikh Anta Diop. Il y a là un paradoxe car le pouvoir senghorien était tout sauf autoritaire, l'homme n'avait pas peur des opinions dissidentes, loin s'en fallait. Mais le paradoxe n'est qu'apparent car connaissant le poids des mots, Senghor ne voulait rien laisser passer. Lui au moins lisait Sembène, Pathé Diagne et Cheikh Anta Diop ! Il est vrai aussi que c'était une autre époque. Ses successeurs ont toujours donné l'impression d'avoir d'autres chats à fouetter. Je vous ai parlé tout à l'heure du régime de Diouf, qui a joué au plus malin avec Sembène à la parution de son roman : Le dernier de l'Empire. J'aurais pu évoquer le cas tout aussi intéressant de Ken Bugul. À la lecture du manuscrit, l'éditeur se demande avec inquiétude si Le Baobab fou ne va pas faire un gros scandale, au point de le publier avec un pseudo. En fait, tout s'est très bien passé. De là à dire que le Sénégal est le "paradis" de la libre expression, il y a un pas qu'il faut se garder de franchir. Si une confrérie religieuse se sent mise en cause, le présumé fautif peut craindre le pire, comme s'en est bien aperçu le réalisateur de Karmen Geï, Joseph Gaï Ramaka. On peut aussi rappeler l'affaire Oumar Sankharé, du nom de cet helléniste de l'université de Dakar, dont le livre Le Coran et la Culture grecque a mis en colère les tenants d'une certaine orthodoxie musulmane. Il a été obligé de s'en excuser publiquement. Sa vie était réellement en danger et de toute façon il n'a survécu que quelques mois à une histoire qui l'avait profondément blessé. Il n'y a pas si longtemps, un "Comité de défense des valeurs morales" a porté plainte contre une rappeuse.
Le tribunal a toutefois refusé de le suivre et la réaction d'une partie de l'opinion a été si vigoureuse que les membres de ce comité se sont peut-être rendu compte que les choses pourraient ne pas être aussi faciles qu'ils se l'imaginaient. Un "Manifeste pour la liberté de création" est né de cet épisode et chacun est invité à le signer. Peu de temps auparavant, Les Derniers jours de Muhammad, de Héla Ouardi avait été interdit par le gouvernement sénégalais. Le même ouvrage est en libre circulation en Tunisie, d'où est originaire l'auteure. À ma connaissance, notre pays est le seul à l'avoir censuré. Il faut également se souvenir de la colère suscitée par une caricature de Cheikh Ahmadou Bamba dans Jeune Afrique. Des milliers de personnes ont manifesté à cette occasion.
Il s'agit là d'une évolution intéressante. Car il n'y a pas si longtemps, l'intelligentsia sénégalaise était largement marxiste-lénisniste et se moquait ouvertement de toutes les religions. Je me souviens très bien de Sembène, encore lui, déclarant dans une interview que "Dieu est de droite…". Ce n'est plus imaginable de s'exprimer ainsi. D'ailleurs quand j'ai montré Ceddo, son film interdit du temps de Senghor à mes étudiants de Gaston Berger, ceux-ci ne l'ont pas du tout aimé. Ils n'ont pas pu supporter ce qu'ils considéraient comme une violente charge contre l'islam, pour ne pas dire une oeuvre blasphématoire !

Cela veut-il dire qu'au Sénégal la censure vient moins de l'État que des citoyens ?
C'est exactement cela. Dans de nombreux cas, le principal souci de l'État est de ne pas se mettre à dos l'opinion et/ou les puissantes confréries. Il essaie aussi, et on peut le comprendre, de conjurer la tentation d'une justice expéditive.

Si on pense à Écrire par devoir de mémoire, on voit que c'est une dynamique collective qui a permis de poser des mots sur la tragédie du génocide des Tutsi du Rwanda. Pourquoi avoir dû créer ce processus collectif ? Y avait-il justement des processus d'autocensure/censure ?
Le regretté Théogène Karabayinga a rappelé dans un article que Rwanda : écrire par devoir de mémoire, est né de l'assassinat d'un romancier, Ken Saro Wiwa, par un tyran brutal, Sani Abacha. C'est dire si nous sommes au coeur du sujet. Sa pendaison à Port-Harcourt pendant que nous sommes réunis à Lille pour Fest'Africa suscite des discussions passionnées. Nous nous demandons : "À quoi servons-nous, nous autres écrivains africains ?" Théogène nous rappelle alors que presque aucun d'entre nous n'avait écrit une ligne sur le génocide des Tutsi du Rwanda. C'est de là qu'est née l'idée d'un séjour d'écriture au Rwanda, mise en oeuvre par Maïmouna Coulibaly et Nocky Djedanoum. Nous ne savions pas ce que nous allions faire à Kigali. C'est peut-être pour cela que cette initiative est devenue un tournant en littérature africaine.
Notre démarche aurait laissé perplexe n'importe quel État organisé. Les services rwandais avaient évidemment à l'oeil ces intellectuels "francophones" pour la plupart venus de Paris, capitale d'une France particulièrement haineuse à l'égard du Rwanda. À part cela, les autorités de Kigali nous ont laissé une entière liberté de mouvement. Dans ce cas de figure, il s'est plutôt agi d'autocensure. J'ai personnellement évité d'en rajouter dans l'horreur pour des raisons morales, mais aussi esthétiques. Se complaire dans la description des atrocités rend le récit moins crédible. On vous gratifiera d'une imagination fantastique, mais au final les gens s'en tiendront à l'idée, confortable pour eux, que tout cela est trop affreux pour être vrai. Or, la relation d'un génocide doit inquiéter, éveiller, provoquer un sentiment d'urgence, et même le désir de faire quelque chose. Cela veut dire qu'aucun doute ne doit subsister chez le lecteur, quant à la réalité des faits racontés.

Mais puisque cette opération a été financée par la Fondation de France, au sein de laquelle Danielle Mitterrand était une figure importante, n'y avait-il pas risque d'autocensure, quant au rôle éventuel de la France au Rwanda ?
C'est très bien que vous souleviez cette question. Elle va permettre une utile mise au point. On nous la jette parfois à la figure. Pour suggérer que nous avons été des suppôts de la Françafrique. Mais dites à ces mêmes gens que l'État rwandais a mis beaucoup plus de moyens que n'importe qui dans cette affaire, ils vous dépeindront aussitôt en mercenaires de la plume à la solde d'une dictature honnie ! Tout ce que je savais de la Fondation de France, c'est qu'elle avait publié un très bon ouvrage de photos en noir et blanc sur le génocide. C'était rassurant, mais à vrai dire, même sans cela, je serais allé au Rwanda. Je ne me posais tout simplement pas ce type de question : deux amis au-dessus de tout soupçon, Maï et Nocky, étaient à la manoeuvre, comme toujours. Ç'aurait été puéril de leur dire d'aller chercher de l'argent ailleurs.
Je n'avais non plus aucune connaissance des saloperies commises par la France au Rwanda. Cette fondation en était-elle elle-même informée ? Je ne le pense pas. À l'époque, presque personne ne se doutait de rien. Et je me suis souvent dit, par la suite, que ladite Fondation avait accepté de financer en partie le voyage, en escomptant, plus ou moins consciemment, que les auteurs impliqués allaient en revenir avec des livres larmoyants ou rageurs sur les sanglantes turpitudes des dirigeants africains. Au lieu de cela, certains participants, dont moi-même, se sont mis à mettre en évidence les mécanismes du génocide et en particulier, le rôle de l'État français. Et la Fondation de France n'a pas du tout aimé cela ! Elle a brutalement coupé les ponts avec Fest'Africa, non sans lui avoir dit son mécontentement. Ce sont des choses qu'il est bon de savoir pour l'histoire. Il y avait chez ces gens, peut-être inconsciemment, une attente assez paresseuse, fondée sur le stéréotype de l'écrivain-francophone-qui-est-un-desnôtres, sur la présomption de sa malléabilité, mais aussi sur le refus, sans doute de bonne foi, d'admettre qu'au Rwanda s'est écrite une partie de l'histoire de France au vingtième siècle. J'ai appris par la suite que madame Mitterrand était, comme vous dites, une figure importante de cette Fondation. Je suppose que notre travail sur le génocide des Tutsi du Rwanda ne lui a pas plu et c'est tout à notre honneur.

Dans quelle mesure la notion d'"attente" rejoint-elle celle de "centre de commandement idéologique", dont vous parliez précédemment ?
Cela est de l'ordre de l'implicite. À l'heure actuelle, seuls quelques régimes bornés - Corée du Nord ou Arabie saoudite - se montrent aussi tatillons en la matière que par le passé. Tout le monde est supposé être libre - et dans un sens tout le monde l'est ! - mais seuls surnagent les textes des auteurs comblant les attentes du système. Celui-ci, qui ne se gêne souvent pas pour susciter ces oeuvres bien formatées, a les moyens d'une hyper-célébration, qui les met en lumière, quitte à les surévaluer, avec un mélange de mépris et de cynisme.
On va appeler cela, pour rigoler, une "censure positive". Elle est cependant d'une infinie perversité car elle enferme à jamais certains intellectuels, plus opportunistes que pertinents, dans le même ronronnement, tout en rendant inaudibles des voix bien plus authentiques mais dissidentes.

Dans quelle mesure faites-vous un lien entre votre combat pour les langues africaines et la question de la censure/autocensure ?
Je vous l'ai dit un peu plus tôt. En Afrique, si vous vous en tenez à l'écriture de romans et de poésies en anglais ou en français, il ne vous arrivera jamais rien. Il est même possible que le régime que vous combattez supporte sans broncher vos textes politiques ou des actions sur le terrain. Dès que vous avez recours aux langues africaines, ce n'est plus tout à fait pareil. Ngugi n'est allé en prison que quand il a fondé le Kamririthu Cultural Center et entrepris d'y monter en kikuyu I will marry when I want. Et c'est en détention qu'il écrit, toujours en kikuyu, The Devil on the Cross. Sur le continent africain, la question de la censure ne sera analysée correctement que lorsque nos livres pourront atteindre directement nos peuples. Nous en sommes très loin, certes. Mais lorsqu'on se heurte à une impasse, il n'y a aucune honte à rebrousser chemin et à se remettre de nouveau en mouvement. Certains disent que cela prendra du temps mais ce sera du temps de gagné et non de perdu ! Que ce processus de retour à soi pour mieux s'ouvrir aux autres risque d'être douloureux et compliqué, je le veux bien. Je me demande seulement si nous avons le choix autant que nous nous plaisons à le croire.

On dit pourtant que le français est une langue africaine…
Si cela est aussi évident, il faudrait qu'on daigne également nous expliquer pourquoi cette langue, arrivée si récemment chez nous, trône au centre de notre dispositif politique et éducationnel et prétend être la seule à pouvoir porter notre création littéraire. Que fait-on de l'immense majorité d'Africains qui ne la comprennent pas ? Cinq à dix pour cent de Sénégalais scolarisés ne sont pas tout le Sénégal. On est presque gêné d'avoir à rappeler de si banales évidences.

Entretien de Anne Bocandé avec Boubacar Boris Diop

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