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"Qu'est-ce que le cinéma, à qui est-il destiné ?"
Entretien de Patricia Caillé avec Alia Arasoughly
entretien
rédigé par Patricia Caillé
publié le 07/03/2016
Séance de projection organisée par Ka La Nansa dans le camp de réfugiés de Jénine
Séance de projection organisée par Ka La Nansa dans le camp de réfugiés de Jénine
Projection scolaire
Projection scolaire
Scène de Kamkamat d’Areej Abu Eid et Eslam Alayan,
de la série Je suis une femme de Palestine
Scène de Kamkamat d’Areej Abu Eid et Eslam Alayan, de la série Je suis une femme de Palestine
Affiche présentant la série I am a woman from Palestina, 2012
Affiche présentant la série I am a woman from Palestina, 2012
Projection à l’université de Birzeit
Projection à l’université de Birzeit

Alia Arasoughly est la directrice générale de Shashat Women Cinema, une ONG consacrée au cinéma par des femmes qu'elle a fondée en 2005. Elle a reçu en 2012 le Prix d'Excellence décerné par le ministre de la Culture pour son engagement dans le cinéma. Alia Arasoughly est aussi réalisatrice de courts métrages (entre autres, The Clothesline (2006) en compétition au Festival international du film de Dubai et Hay mish Eishi [This is not Living] (2001) qui a été programmé dans une centaine de festivals et traduit en six langues). Elle a dirigé plusieurs volumes dont Eye on Palestinian Women's Cinema, 2013 (en arabe), et a organisé des festivals consacrés au cinéma arabe à Londres et au Maroc. Alia Arasoughly réintègre ici sa réflexion sur les enjeux de Shashat et de son festival annuel de films par des femmes dans une perspective plus vaste de ce qu'est aujourd'hui le cinéma en Cisjordanie et à Gaza et du rapport des Palestiniens aux films. Cette vision subjective constitue un contrepoint à la monographie que Sahar Ali a rédigé sur la Palestine (1).

Est-ce que les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza regardent et aiment regarder des films ?
Énormément. Je pense que c'est une soupape importante et gratuite dans les conditions de siège, de blocus, et d'insécurité au quotidien. En dehors de Ramallah, il n'y a pas de vie la nuit en Palestine, les gens évitent de sortir se sentant plus en sécurité chez eux. De même, les conditions de vie sont économiquement et politiquement tellement dures que les gens sont physiquement épuisés d'avoir pu finalement "survivre" encore une journée. Ainsi, regarder un film à la télévision, sur les chaînes satellitaires ou à l'ordinateur devient le meilleur moyen de décompresser.

Quels films les Palestiniens regardent-ils ?
Je pense qu'en général les gens regardent des films égyptiens et américains. Les élites éduquées et cultivées peuvent regarder d'autres films arabes, européens ou asiatiques, mais je dirais qu'ils sont quelques dizaines tout au plus. Les quelques cinémas en activité mettent généralement à l'affiche des films américains et égyptiens récemment sortis. Les premiers attirent les classes moyennes tandis que les derniers ciblent davantage les jeunes, des hommes d'une vingtaine d'années qui apprécient l'évocation légèrement érotique de la danse du ventre et les personnages de gros durs qui dominent le cinéma égyptien aujourd'hui. Les familles ne vont pas voir ces films car elles ne se sentent pas très à l'aise dans une telle ambiance.

Y a-t-il des cinémas en activité en Cisjordanie et à Gaza ?
Non, pas à Gaza, mais il y en a en Cisjordanie. À Ramallah, le Clack, un multiplexe avec six écrans devenu très récemment le Palestine Tower Cinemas, du nom du complexe qui l'abrite, est un lieu de rêve avec un club fitness ouvert 24 heures sur 24, et un restaurant tournant tout en haut. Il y a aussi le théâtre et la cinémathèque Al Kasaba qui est officiellement une ONG mais qui est gérée pourtant comme un cinéma commercial. Ce cinéma programme habituellement des films égyptiens avec quelquefois des films Art et Essai internationaux pour l'élite de Ramallah financés par différents consulats soucieux de mettre ainsi en valeur leurs cinémas nationaux,
que ce soit la Corée, les pays du nord de l'Europe, etc. À Jérusalem, le cinéma Yabous est une des composantes du Centre culturel Yabous dont la mission est de revitaliser la scène culturelle dans cette ville. Ce dernier alterne de films américains récents et de films arabes de qualité ainsi que des films palestiniens. Il y a aussi le Cinema City à Naplouse qui est commercial et le Jenin Cinema dont la programmation est plus culturelle. Ces cinémas montrent principalement des films commerciaux égyptiens et américains.
Le Centre culturel franco-allemand à Ramallah et à Gaza a une salle de projection, qui ressemble à une grande salle de réunion, dans laquelle il propose à ses étudiants des séances hebdomadaires ou bihebdomadaires consacrées à des films français et allemands afin de faire découvrir ces cinématographies. Le centre de Gaza a récemment cessé ses activités à cause de menaces dont il faisait l'objet et de l'incendie qui a détruit son mur d'enceinte.
Les autres cinémas que je viens de mentionner ont aussi une programmation parallèle et sporadique à valeur artistique liée à la présence de différentes missions internationales. Les films venant de ces missions diplomatiques qu'ils soient français, italiens ou polonais, etc., ne sont généralement pas sous-titrés en arabe mais en anglais. Les spectateurs qui assistent aux projections doivent donc avoir une assez bonne maîtrise de l'anglais pour pourvoir suivre uniquement avec les sous-titres. En outre, les films qui offrent un éclairage sur les cultures en question, n'ont généralement aucun rapport avec le contexte ici. C'est un cinéma qui est parachuté depuis l'extérieur, pour une toute petite élite, le public est très limité et toujours le même.

Je comprends bien comment la pratique des films s'est individualisée. De quels types d'équipement les Palestiniens disposent-ils ?
Les ordinateurs fixes et portables sont très répandus. Selon le Bureau palestinien des statistiques, presque deux foyers sur trois en étaient équipés en 2014.

Même parmi les générations plus âgées ?
Les générations plus âgées regardent habituellement les films à la télé et les séries turques qui sont très populaires. Ils regardent aussi les actualités puisqu'elles touchent directement à leur vie.

Les gens ont-ils accès à des films arabes ou palestiniens ?
De façon limitée. Les nouveaux films palestiniens ont souvent une première à Jérusalem, généralement au Palais culturel de Ramallah, qui se déroule sous l'égide du ministère palestinien de la Culture. Il est essentiel que le film ait eu une "première" dans son pays d'origine, et c'est même une obligation pour les films en compétition aux Oscars dans la catégorie des films étrangers. Les films ont parfois une deuxième projection au Cinéma Yabous de Jérusalem, ou à Bethléem à l'Institut d'enseignement Dar Al-Kalima. D'autres "premières" pour des films de moindre importance sont également programmées au théâtre Al-Kasaba.
Les élites urbaines, les classes moyennes et les publics cultivés assistent à ces projections puisqu'elles vivent dans ces quartiers. Mais la plupart des Palestiniens ne voit pas de films palestiniens, n'en entend parler que par les médias ou par la presse, et c'est vraiment regrettable. Le besoin que ressentent les Palestiniens éloignés du centre et de certains secteurs de voir des films palestiniens revient souvent dans les enquêtes que nous menons auprès de nos publics. Mais comme Shashat ne distribue que des films réalisés par des femmes, nous ne pouvons répondre à cette demande, d'autant que les films qui ont un vendeur international ont un coût que nous ne pouvons amortir puisque toutes nos projections sont gratuites. Certains réalisateurs demandent également une rétribution pour la projection, ce qui est leur droit le plus strict, mais c'est au-delà de nos moyens.

Les Palestiniens regardent-ils des films palestiniens en streaming ou les téléchargent-ils de façon légale ou non? Sont-ils intéressés par ces films ?
Oui, il existe un piratage "lucratif" de ces films puisque le DVD d'un film palestinien peut monter jusqu'à cinq euros, un prix plus élevé que pour des films arabes, égyptiens ou américains. Les gens téléchargent aussi ces films ou les regardent sur Internet, tout comme de bons films libanais et d'autres films internationaux. Mais comme les films palestiniens circulent peu, il est plus difficile pour les sites pirates de les capter.

Existe-t-il d'autres projections publiques probablement non commerciales de films en dehors des cinémas ?
Un institut d'enseignement supérieur comme Dar Al-Kalima, qui fait partie du consortium Divar rattaché à l'église luthérienne, propose une bonne formation en production cinématographique et projette régulièrement des films pour ses étudiants et le public intéressé de Bethléem. C'est le lieu de projection à Bethléem. Il y a aussi le Jenin Cinema et, comme je l'ai déjà mentionné, les cinémas Yabous et Al Kasaba. Les organisations non-gouvernementales (ONG) travaillant dans le social, la santé ou sur la gouvernance passent commande de films sur ces thématiques et organisent des projections dans le cadre d'activités de proximité.

Y a-t-il de nombreux festivals en Cisjordanie et à Gaza ou des festivals qui intègrent des projections de films ?
Le Festival international d'Al-Kasaba a connu quatre éditions avant de s'éteindre par manque de financement. Le Festival international des jeunes réalisateurs, un petit festival avec une diffusion limitée, a tenu sa troisième édition cette année. Une nouvelle organisation, le FilmLab Palestine a présenté la deuxième édition de son festival de cinéma cette année avec un nombre important de films. Il prend pour modèle les festivals de cinéma internationaux, et le profil du public est celui des classes moyennes éduquées et des ressortissants internationaux installés en Palestine. Nous espérons qu'il se développe dans une approche qui soit plus en phase avec la situation palestinienne. À Gaza, le festival de cinéma À travers les yeux des femmes organisé par le Women's Affairs Center, propose une journée de projections à l'auditorium Rashad Shawwa, le lieu où nous organisons également le lancement de notre festival à Gaza. Le festival de cinéma Youth and Freedom (Jeunesse et Liberté) a eu jusqu'ici deux éditions. Le festival le plus ancien Shashat qui en était à sa neuvième édition en 2013, est aussi le plus étendu puisqu'il tourne pendant presque trois mois dans toute la Cisjordanie et la bande de Gaza. Shashat organise des projections dans 23 villes grandes et moyennes ainsi que dans 7 camps de réfugiés et 7 universités.

Quels sont les problèmes que rencontrent les festivals ?
La plupart des festivals en Palestine ne sélectionnent pas leurs films. Les représentations diplomatiques qui veulent promouvoir leurs cinémas nationaux proposent des films qu'elles ont déjà retenus, soit parce qu'ils sont intéressants pour leurs propres publics ou parce qu'ils ont obtenu des prix. Cette programmation s'inscrit dans le cadre de la "diplomatie culturelle". En échange, les missions apportent un soutien financier de quelques milliers d'euros permettant aux festivals de couvrir leur frais et de gonfler le nombre de films présentés afin d'atteindre une taille critique qu'ils estiment honorable. Il s'agit d'une culture du cinéma qui est parachutée de l'extérieur qui n'a que peu d'impact sur le développement du paysage de cinéma en Palestine. Si les festivals ont conscience de ce problème, le manque de financements destinés aux activités culturelles rend très difficile l'organisation d'une telle manifestation d'autant que le sponsoring privé est limité et qu'il n'y a pas de marché, les entrées ne pouvant constituer une source de revenu digne de ce nom.
À Shashat, nous ne nous posons pas du tout les questions dans les mêmes termes : atteindre des gens par le cinéma est un travail difficile, surtout si l'on veut faire le tour de Gaza. C'est le fait que les publics viennent voir des films qui les touchent et leur parlent qui donne du sens à nos efforts. Seule une culture ancrée dans les préoccupations des spectateurs peut les émouvoir, les pousser à réfléchir, toucher les cœurs et les esprits. Un film doit susciter un engagement, apporter quelque chose, ce qui veut dire que nous sélectionnons les films de notre festival afin qu'ils aient du sens pour des publics palestiniens.

Quels sont les publics de ces festivals ?
C'est un sujet sensible et important pour les Palestiniens. Les festivals touchent un public très limité qui est toujours le même. La taille du public varie de seulement deux à trois personnes jusqu'à une cinquantaine maximum, et le plus souvent à Ramallah, Bethléem ou plus rarement à Jérusalem ou Naplouse, c'est-à-dire dans les grandes villes. Une fois encore, ces films ne sont pas sous-titrés, ce qui veut dire qu'ils ne concernent qu'une minorité. Dans ces termes, le coût individuel calculé au prorata du nombre de spectateurs, peut atteindre 1 000 ou 2 000 euros par personne, ce qui fait cher du billet. Nos coûts se rapprochent davantage de deux euros par personne puisque nous avons plusieurs centaines de spectateurs dans les universités. Comme nous privilégions l'engagement avec les films, nous ne privilégions pas une mesure chiffrée de notre impact, mais on ne peut ignorer que la culture est une économie, et nous préférons utiliser nos financements pour couvrir toute la Palestine plutôt que seulement les grandes villes.
Shashat n'a pas conçu son festival sur le modèle des festivals de cinéma internationaux pour des gens qui ont la chance de vivre en sécurité et de pouvoir se déplacer. Nous avons voulu créer un festival en adéquation avec l'absence de sécurité et de mobilité spécifique au contexte palestinien. Ceci veut dire que les activités en soirée ne peuvent avoir lieu que dans les "bulles" de Ramallah ou à un moindre degré de Bethléem. Ainsi, nous ouvrons chaque année le festival par une soirée à Ramallah et c'est tout ! L'ouverture à Gaza a lieu tôt dans l'après-midi et toutes les autres projections à travers la Palestine se déroulent pendant la journée. Avec près de six cents contrôles de sécurité et le Mur, là où vous allez dépend de la couleur de votre pièce d'identité ou de votre permis. Rendre des films, et plus particulièrement des films réalisés par des femmes, accessibles à un public palestinien implique d'aller là où sont les publics et d'utiliser les équipements existants comme par exemple les amphis des universités ou les salles de réunions équipées d'un projecteur LCD, ou encore la salle du conseil municipal.
Pour nous qui travaillons dans le cinéma, la préoccupation majeure demeure "Qu'est-ce que la culture, à qui est-elle destinée  ? Qu'est-ce que le cinéma, à qui est-il destiné ?".

Pouvez-vous décrire le contexte dans lequel le Festival de Shashat a été créé et comment ?
Il a été créé par Shashat Women Cinema 1, une organisation indépendante de cinéma par des femmes et le festival est un de nos quatre programmes, le programme de projections Cinéma pour tous qui organise des programmations sur l'année [NDLE : les autres programmes sont l'incubateur pour les jeunes réalisatrices, le soutien à la réalisation de films en Palestine, et Cinéma culture et éducation]. Il était important d'avoir une ONG dédiée uniquement au cinéma des femmes et dont la mission est de former des femmes qui puissent contribuer à la culture en Palestine, en particulier au cinéma. La plupart des projets qui s'adressent aux femmes, et qui ont trait au cinéma ou à la créativité étaient intermittents. Un donateur finance une activité pendant six mois par ici, un autre la même chose pendant six mois par là-bas. Les objectifs de telles activités ne s'inscrivant dans aucune continuité, ils ne peuvent donc avoir un réel impact culturel dans la durée.
On ne s'est toujours intéressé qu'aux chiffres. Les projets formaient un groupe de femmes puis un autre, et les chiffres étaient bons… on avait ainsi "formé" cinquante réalisatrices. Ils aboutissaient parfois à la production d'une série de courts métrages souvent réalisés par les formateurs eux-mêmes. Mais une formation ne fait pas une réalisatrice ! Depuis que nous avons lancé notre programme en 2007, nous avons effectivement formé à peu près le même nombre de stagiaires puisque notre objectif est d'assurer une formation dans la durée qui permette à nos recrues de passer progressivement du niveau débutant à un niveau plus avancé avant qu'on les accompagne pour la production. La plupart de nos réalisatrices ont un portfolio de trois films. Nous sommes actuellement à la recherche de financements pour qu'elles puissent avoir également accès à des petites bourses de production.
Ce sont là toutes les raisons pour lesquelles nous avons décidé de fonder une ONG spécialisée privilégiant un travail stratégique sur le long terme et en profondeur afin d'offrir à une nouvelle génération de jeunes réalisatrices les compétences et l'opportunité de produire. SIDA, the Swedish International Development Agency (Agence suédoise de développement international) a apporté la mise initiale et financé en partie notre premier festival. Mam Cash est intervenu puis l'Unesco, etc.
La première année, nous avons comme les autres festivals, limité notre programmation à trois villes, Ramallah, Bethleem et Naplouse. La deuxième année, nous avons décidé de commencer à travailler à Gaza et d'étendre nos activités au-delà du centre. Comme nous voulions un cinéma qui touche l'ensemble de la population plutôt que de le confiner aux élites, il fallait explorer les possibilités que nous avions de toucher des publics dans les villes, les villages et les camps de réfugiés. Les gens ont des idées préconçues sur ces zones, les considèrent comme étant arriérées, traditionnelles et fermées aux idées et aux expériences nouvelles. Notre expérience des dix dernières années montre que ce n'est pas le cas.
On nous a dit que c'était impossible, que nous serions attaquées et que personne ne viendrait à nos projections… Mais ça a marché ! Les organisations locales ont montré un tel intérêt que nous n'avons pu répondre favorablement à toutes les demandes de participation à l'édition suivante. Cela montre bien que les gens ont une véritable appétence pour des activités culturelles qui ont du sens et de la substance. La culture peut être le lien qui rompt l'isolation des communautés et recolle les morceaux d'un tissu social détruit au quotidien par l'Occupation et la politique d'apartheid. Les projections dans les universités attirent des centaines d'étudiants vraiment curieux de voir les films réalisés par leurs paires, des jeunes femmes qui viennent des communautés semblables aux leurs et qui leur parlent. Nous avons créé une conversation nationale par le cinéma, en particulier entre les deux régions morcelées que sont la Cisjordanie et Gaza. C'est alors qu'on a décidé de rendre les débats accessibles à un public palestinien plus vaste à travers les diffusions sur les chaînes satellitaires.

Quels objectifs vous étiez vous initialement fixés ?
Nous nous sommes demandé pourquoi la plupart des réalisatrices palestiniennes sont des femmes issues des classes moyennes qui ont étudié au Liban, en Égypte, au Royaume-Uni, ou aux États-Unis. Pourquoi n'y a-t-il pas de réalisatrices qui émergent des programmes de formation dispensés dans les universités palestiniennes, alors même qu'il existe des programmes de production télévisuelle ou médiatique bien établis depuis des décennies. Il nous fallait aller dans les universités pour explorer ces questions. Nous avons donc répondu à un appel pour un financement IDFA Bertha Fund [NDLE : anciennement appelé IDFA Jan Vrijaman Fund] afin d'organiser une Journée du documentaire dans les universités palestiniennes. Et nous avons mené de telles journées dans sept universités invitant à chaque fois une réalisatrice palestinienne à présenter ses films et à discuter avec les étudiants des départements médias de sa production et du processus de création. Nous voulions qu'elles deviennent un modèle pour les étudiantes de ces départements et qu'elles démystifient la réalisation.
Comme nous ne pouvions entrer dans les universités pour poser des questions sur le fonctionnement des départements, nous avons alors développé une évaluation non pas de la session elle-même mais de la façon dont les participants abordent l'apprentissage à l'université afin de mieux comprendre quels étaient les blocages. Nous avons également demandé aux réalisatrices de rester à l'écoute de ce que les étudiantes pouvaient leur dire.
Une image très claire s'est alors imposée. La division dans le monde académique dans presque toutes les universités fait qu'elles apprennent la théorie du professeur qui n'a jamais réalisé un film et la production des techniciens. Les techniciens sont ceux qui connaissent parfaitement le fonctionnement de l'équipement mais qui pour la plupart n'ont aucun sens du processus conceptuel et créatif. Ils sont généralement proches des jeunes gens avec qui ils déjeunent, passent du temps et font du sport ensemble. Quand vient le moment d'expliquer le fonctionnement d'une caméra, les jeunes sont autour du technicien alors que les filles qui sont presque toutes voilées, restent en retrait et ne voient pas l'équipement ni les boutons. Elles ne veulent pas toucher les garçons, les pousser ni être agressives, car ce n'est pas le comportement attendu d'une femme. C'est ce qui fait que les filles ne maitrisent pas la technique.
Dans les classes de production et dans les projets de fin d'études, les femmes sont dans les rôles de production et de coordination. Pour leur film de fin d'études, les étudiants travaillent par groupe de trois, réalisateur et directeur photo, monteur et coordinateur de production. Généralement les garçons prennent la caméra et font le montage comme ils ont les compétences pour le faire et quelque fois la réalisation également. Les femmes assurent la production et la coordination même lorsqu'elles apparaissent comme réalisatrices au générique, c'est une fonction vide puisque les garçons filment et montent ceux qu'ils veulent tandis qu'elles n'ont AUCUN RÔLE DANS LES DÉCISIONS qui sont la prérogative du réalisateur. Elles ne comprennent pas que pour être réalisatrice, elles doivent décider des plans, des angles de prise de vue et de la lumière, etc. ou que pour le montage, elles sont responsables de la structure et des plans. C'est ainsi que nous avons compris pourquoi les jeunes femmes diplômées des départements média ne peuvent prétendre au poste de réalisateur dans une télévision privée ou ne peuvent obtenir des bourses : elles n'ont pas un vrai portfolio et ne savent pas ce qu'est la réalisation. Ceci nous a amené à la prochaine étape. Nous nous sommes rapprochées des universités et leur avons demandé de nous recommander les deux femmes les plus prometteuses de leur promotion. Nous leur avons fait passer des entretiens et c'est ainsi que nous avons constitué le groupe de stagiaires lors de notre première formation.

Pouvez-vous m'en dire davantage à propos de la formation, de la philosophie de la production et de la méthodologie ?
Nous avons lancé notre session de formation intensive de trois mois durant l'été 2007 et nous avons fait le packaging des films produit dans la collection intitulée Confession. Nous avons dit aux stagiaires que nous voulions les aider à construire un portfolio, ce qui a contribué à renforcer l'estime qu'elles avaient d'elles-mêmes et leur professionnalisation : "Je suis une réalisatrice, j'ai mon film en DVD sous une jaquette, avec un titre et mon nom". Confession est une collection de six films réalisée en 2008 qui traite de la façon dont les filles aiment aujourd'hui, et ces films racontent leur propre vie. Le groupe des filles venaient de régions éloignées du centre, l'une venait de Tulkarem, une autre de Jenin ou encore du village d'Hizma, etc. Lorsque nous avons montré cette collection, lors de notre quatrième festival, nous avons été attaquées dans la presse et dans des émissions de radio. Nous avons été accusées d'encourager la rébellion contre les parents, de donner libre cours à l'immoralité des jeunes. Nous étions irresponsables… Quel type d'organisation étions-nous donc ! Etc.
Lorsque la collection a commencé à faire le tour des universités, les étudiants sont venus par centaines aux projections. Je pense qu'à Hébron, ils étaient 600 à faire la queue devant l'auditorium. C'est un cinéma par les jeunes et pour eux, ils étaient curieux de ce que des filles du même âge avaient à dire sur l'amour. Un film décrit l'amour par le biais du téléphone portable (Love on the mobile, Zainab Al-Tibi, 2008). Et quand les médias ont réalisé l'intérêt que les jeunes portaient à cette collection, ils ont tenu un tout autre discours. C'est alors que nous avons reçu des demandes venant des associations parce que les parents voulaient mieux comprendre leurs enfants et communiquer avec eux.
Nous avons alors eu des articles vantant la façon dont nous étions à l'écoute de la jeunesse, et décrivant comment nous nous adressions à la jeunesse par le biais de la jeunesse, comment nous regardions la société palestinienne de l'intérieur et permettions aux Palestiniens de mieux se connaître, etc.
Suite à cela nous avons organisé chaque été une formation sur un thème différent. Les jeunes réalisatrices choisissent la façon dont elles vont traiter ce thème, à la fois le sujet et le traitement. Nous avons des formateurs professionnels - des opérateurs, des monteurs, d'autres qui les aident dans l'élaboration du scénario et leur permettent d'exprimer leur vision. Mais les réalisatrices ont le dernier mot sur le film et en sont responsables du début à la fin.

Quels étaient les autres thèmes ?
Jérusalem, si près… si loin, une collection de huit films réalisés en 2009 alors que Jérusalem était nominée, cette année-là, Capitale de la culture arabe. L'accès à Jérusalem est impossible pour la majorité des Palestiniens et pourtant on nous répète que Jérusalem sera la future capitale. Les réalisatrices ont fait des films sur leur propre vision de Jérusalem au-delà des slogans et de la rhétorique.
Dans Une journée en Palestine en 2009, elles ont évoqué ce que signifie pour elles une journée en Palestine. Pour l'une d'entre elles qui va à la fac, le vendeur de caroube au coin de la rue est sa récompense (Sweet Carob, Liali Kilani, 2009). À la fin des cours, elle descend prendre un taxi collectif pour rentrer chez elle et consommer avec délice cette boisson rafraichissante et sucrée.
Masarat, un autre thème, signifie "passage", et l'un des quatre courts métrages de cette série posait un regard sur les femmes de la campagne qui prennent de gros risques pour aller clandestinement à Jérusalem vendre leurs fruits et légumes. Un autre traitait de l'inceste, un troisième de l'amour adolescent et le dernier d'une éducatrice au parcours exemplaire.
En 2010, nous avons consacré une série à la Croisée des chemins dans le cadre d'une rencontre vidéo palestino-suédoise financée par l'Institut suédois, un échange entre Shashat et the Dramatiska Institutet, l'école de cinéma de Stockholm. Cette série de portraits de jeunes femmes qui ont pris d'autres chemins que ceux qu'on attendait d'elles a eu beaucoup de succès et on nous demande encore aujourd'hui de montrer ces films.
Dans Été en Palestine en 2010 aussi, nous avons travaillé sur ce que signifiait l'été pour les filles palestiniennes. Girls and the Sea de Taghreed Al-Azza montre un groupe de filles qui veut aller au bord de la mer et parvient à échapper à la surveillance des parents, mais se fait arrêter à un poste de contrôle de l'armée israélienne. Par défiance, elles campent tout près du poste, trempent les pieds dans une bassine d'eau et s'étalent au soleil alors que les soldats restent sous le soleil brûlant.
Et puis nous avons aussi exploré le thème Je suis une femme en Palestine pendant deux ans. En 2011, nous avons également eu un programme très important soutenu par le ministère des Affaires étrangères italien pour la formation et la production de films de fiction. Nous avons fait Worlds, un film court sous-titré en anglais et en italien et réalisé de façon professionnelle par neuf femmes dont la dernière phase du montage, c'est-à-dire l'étalonnage, le son et le générique, a été réalisée par la Cineteca de Bologne. Ce fut un événement très important pour nous.
En 2013, la thématique Vestiges a amené les jeunes femmes à parler de ce dont elles aimeraient se débarrasser dans leur culture. C'est certainement la série la plus professionnelle dont les films ont été retenus dans de nombreux festivals et circulent dans diverses organisations. La moitié d'entre eux venait de Gaza.

Pourriez-vous nous parler de vos activités à Gaza ?
C'est à cette période que nous avons commencé nos formations à Gaza. La formation est très difficile parce Gaza est assiégée, c'est une prison à ciel ouvert depuis presque dix ans maintenant. Il est compliqué d'amener l'équipement puisque les gens ne peuvent ni entrer ni sortir. Nous avons fait venir du matériel par le biais de l'Union européenne, le plus gros sponsor du projet, et nous avons recruté des formateurs de Gaza plutôt que des étrangers afin de soutenir les professionnels du cinéma sur place et de créer un réseau entre les jeunes réalisatrices et les réalisateurs plus aguerris des générations précédentes. Nous avons travaillé sur les films par Vimeo et Skype. Nous faisons de la formation et de la production à Gaza depuis 2011, et les films par des réalisatrices de Gaza sont très différents, très frais.
À Gaza, il faut une permission pour filmer dans la rue, et même avec cela, les filles sont couramment harcelées par les gens et la police lorsqu'elles travaillent en équipe avec des hommes. À Gaza, il faut aussi une permission pour projeter des films en public, sauf pour les projections dans les associations. Deux de nos films ont subi la censure et deux autres y ont échappé de justesse.

Pourquoi quelques-uns de vos films ont-ils été censurés à Gaza ?
Nous ne savons pas. Nous n'avons aucune idée de la façon dont fonctionne la Commission culturelle qui accorde les permissions. Nous avons pensé que cela concernait ce qui touche à la religion, aux institutions religieuses, ou encore à la façon dont les femmes sont habillées. Mais certains films qui traitaient de la religion et qui étaient osés, tant dans la façon dont les femmes étaient vêtues que dans le sujet, ont passé la censure. Un des films censurés était sur la maternité, l'autre évoquait très brièvement de façon satirique une fatwa, mais le reste du film n'était pas du même ton.
La commission a aussi émis un avis réservé à propos de deux autres films, l'un sur le chômage à Gaza et l'autre sur la pollution de la mer. Les réalisatrices ont contesté et sont parvenues à argumenter expliquant que cette information disponible sur Internet n'était donc pas ultraconfidentielle. Et les films ont pu être projetés.
Nous remercions notre bonne étoile, le fait que ce ne soit pas systématique et qu'il y ait possibilité de discuter. Cela dépend de qui visionne le film.
Il est impératif pour nous de travailler à Gaza, pour tailler une brèche par le cinéma dans l'état de siège politique, économique et social, et que des jeunes femmes puissent parler de leur vie là-bas.

Chaque année, vous avez un groupe de réalisatrices qui tourne des courtsmétrages ? Comment organisez-vous les projections ?
Comme je l'ai déjà mentionné, nous ne sommes pas un festival de cinéma traditionnel. Pendant les dix dernières années, le festival est passé dans 17 villes auxquelles s'ajoutent les universités et les centres culturels, ce qui fait environ 23 lieux de projection. Lors de notre neuvième festival, nous avons compté 163 projections auxquelles s'ajoute la programmation tout au long de l'année, ce qui fait qu'un film de Shashat est projeté en moyenne tous les deux jours en Palestine. Et c'est notre objectif.
Nous touchons un public de jeunes dans les universités, c'est la raison pour laquelle nous privilégions ce partenariat riche pour les deux parties. Il apporte aux universités des activités culturelles à valeur ajoutée qui encouragent la posture critique, le débat et la tolérance de la différence. Les universités mettent à notre disposition de très beaux auditoriums qu'elles n'utilisent que trois ou quatre fois par an pour des personnalités ou des sessions plénières. Les centres culturels et les camps de réfugiés peuvent faire un usage social et collectif de nos films. Comme les organisations ne développent généralement pas d'activités de proximité dans des régions reculées (ce n'est pas très glamour  !), le fait d'assister à ces projections constitue un événement pour lequel les gens s'habillent. Les spectateurs voient nos films et en discutent autour d'un café et d'un buffet dressé pour eux. C'est une expérience très digne dans une vie quotidienne ponctuée d'indignités.
Nous créons un moment qui permet aux communautés de communiquer plutôt que de se replier sur elles-mêmes, ce que l'occupation impose à travers tous les postes de contrôle et le Mur. En dehors du centre, les gens sont tellement laminés et affaiblis par l'effort de survie que les espaces de discussion et de débat sont considérés comme un luxe. C'est notre façon d'affirmer que la culture est un droit humain au même titre que la nourriture ou le logement.
Ces dernières années, notre festival est devenu une tribune pour les films réalisés par nos cinéastes parce que nous pensons qu'ils rendent comptent de l'expérience des gens. Ces jeunes femmes issues de ces communautés sont une voix palestinienne pour le public et ces films ne sont pas parachutés de l'extérieur.
Pendant trois mois, notre festival sillonne toute la Cisjordanie et la bande de Gaza. Même après le festival, des organisations qui n'en font pas partie nous demandent de projeter des films dans leurs communautés. Nous n'organisons pas nous-mêmes ces projections car il est important que ces associations, ces universités ou camps de réfugiés qui connaissent leurs publics et savent comment les toucher, restent des acteurs. Nous tenons à ce que ces organisations créent elles-mêmes le lien avec leur communauté.

Vous êtes la directrice générale de cette organisation. Comment obtenezvous des financements ?
Nous faisons appel aux donateurs. Nous sommes financés depuis 2008 principalement par l'Union européenne. Mais les financements se sont taris car la Palestine n'est plus une priorité dans l'agenda des institutions internationales. Notre économie dépend de l'aide internationale puisque l'occupation empêche qu'elle soit viable.
Nous essayons maintenant de lever des fonds pour notre dixième festival de femmes qui aurait dû avoir lieu en 2014, l'année de la guerre à Gaza. Comme Gaza représente la moitié du circuit du festival et la moitié des réalisatrices, certaines ayant vu leur logement détruit, perdu des membres de leur famille ou eu des blessés, nous avons décidé de renoncer à organiser un festival uniquement en Cisjordanie. Le festival a donc été annulé. La dixième édition aurait donc dû avoir lieu cette année mais les restrictions budgétaires ne l'ont pas permis. Nous tentons maintenant de lever des fonds pour célébrer "10 ans de cinéma par des femmes" en 2016.

Avez-vous besoin d'équipements spécifiques pour mener vos actions ?
Nous achetons l'équipement nécessaire pour chaque projet. Lorsque celui-ci s'achève, l'équipement nous revient et vient ainsi compléter notre fonds.
Pour les projections, toutes les organisations ont des projecteurs LCD pour leurs activités pédagogiques. Nous dédommageons les associations pour la location des salles, le buffet mis à disposition, et nous rémunérons les animateurs des débats. Celles-ci sont libres d'utiliser les sommes reçues pour acheter, développer ou réparer des équipements, etc.

Comment décririez-vous les publics du festival de Shashat ? Vous parlez beaucoup des jeunes gens qui assistent aux projections.
Nos premières cibles sont les étudiants des universités et les jeunes des camps de réfugiés, mais nous touchons au total un large public de plus de 7 000 personnes. Nous filmons aussi les discussions et les débats en Cisjordanie et dans la bande de Gaza afin de produire des programmes télévisés qui sont ensuite diffusés sur la chaîne satellitaire Palestine Satellite Channel.
Nous créons de fait un pont entre la Cisjordanie et la bande de Gaza à travers le cinéma. Les discussions qui ont lieu en Cisjordanie et à Gaza, sont un moyen de résister à la polarisation du discours politique et à la division qu'il impose puisque les deux entités communiquent culturellement par le biais d'une expérience de cinéma.
Et la diffusion des programmes télévisés nous permet de toucher une audience nationale qui se compte par centaines de milliers. Les chaînes satellitaires nous ont dit qu'elles recevaient des appels du Liban ou des Émirats arabes unis de spectateurs qui commentaient les programmes. Ce qui veut dire que ces émissions touchent la diaspora palestinienne.
L'esprit a besoin de penser, de sentir et de réfléchir. Les activités culturelles donnent l'opportunité à des gens de sortir des paramètres et des contraintes d'une vie quotidienne très dure de mobilité dangereuse, de crises économiques et de lutte au quotidien pour la survie. Il est aussi important que les jeunes soient exposés et sensibilisés aux perspectives des femmes et qu'ils communiquent avant que la peur des différences qu'on peut voir aux quatre coins du monde arabe ne les amènent à se replier sur eux-mêmes.
Dans les débats au sein des universités, les étudiants attrapent le micro et les diffusions télévisées montrent des discussions très engagées et vives qui offrent un cadre pour un échange ouvert et critique, un moment passionnant. Les gens se sentent en confiance parce que tout le monde a le droit d'avoir une opinion sur un film. Et nous voulons créer cette atmosphère dans laquelle les gens peuvent s'exprimer librement, dire ce qu'ils pensent, avoir des vues divergentes. Je ne pense pas que les gens ressentiraient la même confiance dans un autre contexte, ni le même désir de prendre part aussi aisément à une discussion ouverte.

Comment évaluez-vous l'impact de vos activités ?
Nous menons trois types d'évaluation. La première est un questionnaire quantitatif et qualitatif de deux pages destiné aux spectateurs : Qu'avez-vous tiré du film ? Qu'est-ce qui vous a frappé ? Le deuxième questionnaire s'adresse à l'animateur des débats qui modère la discussion avec le public. À l'université, il s'agit généralement d'un professeur d'université, et dans les associations d'un responsable ou d'un militant. La troisième évaluation s'adresse à l'organisation concernée : Pensez-vous que cette activité ait une valeur ajoutée pour vos étudiants ? La projection de films est-elle un bon moyen de communiquer avec votre public  ? Êtes-vous en mesure de développer la réflexion sur ces thèmes à travers d'autres activités ? Organisez-vous d'autres activités culturelles ? Etc. C'est ainsi que nous pouvons développer nos activités de manière réflexive et continuer d'apprendre.

Est-ce que les projections s'adressent principalement aux femmes ?
Cela dépend du contexte. Dans les associations de femmes, ce sont en majorité des femmes. Dans les centres sociaux, le public est mixte en termes de sexe, d'âge et de catégorie sociale. On peut y rencontrer le maire, les travailleurs municipaux, des femmes au foyer et des enseignants. Le sexe n'est pas un indicateur que nous avions retenu dans nos statistiques, mais nous allons l'intégrer. Les retransmissions des débats à l'université montrent un public mixte.

Avez-vous montré les films de Shashat au-delà de la Cisjordanie et de Gaza ?
Récemment, nous avons eu des demandes émanant d'organisations palestiniennes de 1948 (en Israël). Ce sont généralement des groupes de femmes qui travaillent sur la violence domestique, le statut personnel ou avec des écoles. Les chiffres sont éloquents. 2 500 jeunes ont pu voir les films et en discuter. Nous faisons donc circuler nos films auprès d'organisations à Ramle, Nazareth, Haïfa, Accra, Lod, etc. C'est un phénomène très récent.
Les écoles arabes à l'intérieur d'Israël peuvent projeter des films alors que c'est très difficile pour nous en Palestine de le faire. Nous avons essayé mais le ministère de l'Éducation voulait voir les films auparavant, voulait couper une phrase ou considérait que les films n'étaient pas appropriés. Nous n'avons des projections dans les écoles qu'en matinée pendant le festival et nous y amenons les élèves par bus. Seul un de nos partenaires, la Maison des jeunes femmes à Jéricho montre les films directement dans les écoles.

Quelles sont les autres problèmes que vous pouvez rencontrer dans la programmation des films ?
En Palestine, il n'existe pas de droit de l'image même si un projet de loi est arrivé en seconde lecture au Conseil législatif palestinien malheureusement paralysé depuis des années. Et cela nous déçoit de lire dans les journaux qu'un de nos films a été projeté dans une manifestation publique sans que personne ne nous ait jamais demandé la permission. Quelqu'un a copié le film, une organisation ou le modérateur d'une discussion l'a prêté sans nous en avertir. Les gens ont peu conscience du "droit de la propriété intellectuelle". Nous expliquons que nous aimerions être informés par les organisations de la façon dont nos films sont utilisés, que c'est important pour nous, pour nos réalisatrices de savoir où et comment leurs films sont projetés, que cela fait partie de la professionnalisation du secteur. Nous tenons à ce que les réalisatrices puissent être présentes si elles le peuvent et répondre aux questions du public. Comme il n'y a pas de droit, les gens s'imaginent qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent avec les films. Donc, nous essayons de suivre les films, mais nous n'y parvenons pas à 100 %.

Les films de Shashat ont-ils été vus au-delà du monde arabe ?
Nous avons présenté nos films dans de nombreux petits festivals de courts métrages ainsi que dans les ONG arabes et européennes. L'un d'entre eux est passé au Coin du court au Marché du film à Cannes en 2014. Huit films vont circuler dans trois villes espagnoles. Nos films ont été sélectionnés au festival italien Cinemambiente, à Palestine : Filmer c'est exister en Suisse, à Aegean Docs en Grèce, au Festival du film engagé en Algérie, à Hakaya Film Festival en Jordanie, au Festival des films des droits humains à Naples, au Boston Palestine Film Festival, au London Palestine Film Festival, etc. Quelquefois, les festivals invitent les réalisatrices mais les réalisatrices de Gaza ont énormément de mal à sortir parce que le carrefour de Rafah n'est ouvert que par intermittence, et qu'obtenir des autorisations pour sortir par le poste de contrôle Eraz est un obstacle insurmontable. L'une de nos réalisatrices, Reham Gazali, a été bloquée en Égypte pendant un mois en attendant l'ouverture du carrefour de Rafah pour rentrer après qu'elle ait été autorisée à assister au Festival de films des droits humains à Naples, une ironie !

Combien de films Shashat a-t-il produits  ? Et combien de réalisatrices avez-vous formées ?
En tout, 78 courts métrages, 15 heures d'émissions télévisées pour la chaîne satellitaire et un ouvrage en arabe, Un œil sur le cinéma palestinien par des femmes. Un deuxième ouvrage est en préparation. Nous avons travaillé avec presque toutes les réalisatrices palestiniennes soit en programmant leurs films, soit en les intégrant à des prestations de conseil ou à des ateliers que nous organisons pour toute l'industrie.
Nous avons formé 43 réalisatrices. Comme nous voulons qu'elles aient un portfolio, nous ne faisons pas de formation sur un an, chacune doit suivre au minimum deux ans, voire même trois. Nombreuses sont celles qui travaillent aujourd'hui comme réalisatrices ou formatrices, qui obtiennent des subventions ou poursuivent leur formation.  Comme le disait Omaima Hamouri, une réalisatrice de Shashat qui enseigne le montage à l'institut SAE en Jordanie et travaille avec la Royal Film Commission  : "C'est très dur d'avoir quelqu'un qui vous fasse confiance quand vous commencez. Shashat apporte ce soutien crucial à notre développement." Nous leur ouvrons des portes pour leur avenir professionnel et leur développement personnel.

Vous éprouvez de plus grandes difficultés à trouver des financements. Est-ce lié aux coupes de budget ?
Les coupes affectent tous les secteurs mais plus sévèrement la culture. L'Union européenne est plus préoccupée par le terrorisme et la crise des réfugiés qui est à leurs portes. La Palestine a des réfugiés, mais ceux-là ne l'intéressent pas. La situation politique est ici au point mort et la Palestine n'est plus une priorité. En outre, dans le contexte international actuel, ce sont tous les secteurs qui sont touchés par les coupes budgétaires. La crise économique qui nous affecte ici à la périphérie est mondiale et touche les populations en Europe également.

Si vous en avez les moyens, comment imaginez-vous développer Shashat à l'avenir ?
Maintenant que les réalisatrices ont acquis des compétences et un portfolio, maintenant qu'elles peuvent faire des films, nous aimerions créer un petit fonds de production leur permettant d'obtenir des bourses. Quand elles répondent à un appel d'offre auprès des guichets de financement, elles sont en compétition avec tout le monde arabe et n'ont aucune chance tant les ressources à partager sont limitées. Les ressources locales sont dérisoires : le ministre palestinien de la Culture a un fonds de 450 000 dollars approvisionné par les Norvégiens pour couvrir tous les domaines de la culture, et la part du cinéma tourne autour de 150 000 dollars, ce qui est très peu pour redynamiser le secteur. Si les jeunes femmes avaient un fonds spécifique qui leur était destiné, elles pourraient ainsi apprendre à rédiger un projet qui réponde aux appels d'offre, recevoir des fonds et organiser leur production. C'est une étape logique.

Avez-vous envisagé les financements participatifs ?
Nous ne l'avons pas fait, mais peut-être devrions-nous y songer. De nombreuses réalisatrices y font appel et nous avons l'impression que nous serions en concurrence avec elles. Je ne sais pas, c'est quelque chose que nous devons explorer.

Je pensais peut-être davantage aux organisations internationales des femmes ?
Ces organisations ont une conception très traditionnelle de ce qu'est l'empowerment. Ce matin, j'ai reçu deux messages d'organisations que j'avais sollicitées me disant que ce que nous faisons n'est pas de l'empowerment, c'est du cinéma de femmes. Je leur ai renvoyé des informations sur l'impact de notre action et des liens vers des films que nous avons produits sur les violences contre les femmes, les droits des handicapés ou des femmes âgées. Elles font des ateliers sur les discriminations ou sur la microfinance. Les temps ont changé ! La jeunesse a une attirance pour les images et n'aime pas qu'on lui fasse la leçon. Ils veulent s'engager et être considérés d'égal à égal. Le statut des femmes dans le paysage politique, social et économique de la région est assez effrayant, et je pense que nous devons faire preuve de créativité pour présenter aux jeunes des modèles alternatifs les concernant.
Pour Je suis une femme en Palestine, nous avons développé un partenariat avec WCLAC (Women's Center for Legal and Social Conselling), une des organisations de femmes les plus importantes en Palestine parce que nous touchions des secteurs qu'elles ne pouvaient pas atteindre avec leurs ateliers. Elles avaient bien compris.
Je pense que les questions concernant les femmes sont un des enjeux majeurs de l'identité régionale, et que nous nous devons de faire tout ce que nous pouvons pour être aux avant-postes. Sinon, les alternatives sont assez sombres.

Entretien mené par Skype et par échange de mails, traduit par Patricia Caillé.

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