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"Accompagner les jeunes talents sur la durée"
reportage
rédigé par Pierre Barrot
publié le 31/05/2017

La table-ronde de l'OIF au festival de Cannes a donné lieu à des échanges passionnés et a permis de découvrir la jeune réalisatrice de RDC Machérie Ekwa.

La table-ronde, animée par Youma Fall, Directrice Langue française, culture et Diversités à l'OIF, débute par le témoignage touchant de Machérie Ekwa, jeune congolaise de 23 ans, étudiante en droit devenue réalisatrice autodidacte. Elle se définit elle-même comme " une grande rêveuse " et explique qu'elle voulait d'abord devenir comédienne. Mais, après quelques castings infructueux, elle s'est dit : "Je vais faire un film pour me mettre moi-même à l'écran". Son père peu fortuné (il est ingénieur civil) mais dévoué, lui promet alors son soutien. "Ça va être lourd" lui annonce-t-elle. Machérie tourne une partie de son film ; elle découvre qu'il est "difficile de tout faire" et que "la production, c'est sérieux". Entre temps, ses recherches de partenaires l'amènent à rencontrer Rufin Mbou Mikima, du Congo-Brazzaville qui contribue au projet, puis Emmanuel Lupia, de Kinshasa qui deviendra son producteur délégué. Sur ce, le distributeur Alain Modot (DIFFA), débarque à Kinshasa. Elle lui parle de son projet mais il rentre à Paris sans avoir pu en visionner les images. Machérie se croit abandonnée mais, peu de temps après, elle se voit réclamer un extrait du film. Avec son producteur Emmanuel Lupia, elle concocte un pré-montage "présentable". Alain Modot le présente à… Orange Studio qui, dans un premier temps, mise 15 000 euros sur le projet ("J'ai crié comme une folle" avoue Machérie). Etape suivante : dépôt du projet au Fonds Image de la Francophonie dont la commission cinéma, séduite, accorde une aide à la finition. Aussitôt après, l'OIF décide d'inviter la jeune réalisatrice au festival de Cannes.  "C'était une folie" commente Machérie Ekwa qui semble pourtant parfaitement à l'aise dans l'environnement cannois. Bien qu'elle n'ait jamais quitté la RDC, le festival de Cannes lui est presque familier car elle en suit chaque année les retransmissions sur Canal Afrique.

 

Ecole Miroir

Youma Fall souligne à quel point l'aventure de Machérie Ekwa est exceptionnelle. Rares sont les autodidactes qui parviennent à émerger. C'est pourquoi les structures de formation capables d'aller au-devant des jeunes talents sont précieuses. C'est le cas de l'Ecole Miroir fondée en France par Catherine Jean-Joseph qui a été successivement agent artistique, conseillère des programmes à France 2 et responsable artistique à la direction de la fiction de TF1. L'Ecole Miroir vise à favoriser l'égalité des chances et l'émergence des talents des quartiers populaires. Grâce au soutien de la ville d'Epinay-sur-Seine et de la Fondation France Télévisions, elle forme de jeunes comédiens sur un cycle de trois ans ponctué par le tournage d'un court-métrage. En 2015, le film de fin d'études de la toute première promotion a été récompensé par le prix Canal du Festival de Clermont-Ferrand, puis par le Prix Jean-Vigo. Aujourd'hui, l'école s'oriente vers un recrutement national appuyé sur les festivals de Cannes, Avignon et La Rochelle.

Youma Fall passe ensuite la parole à Jihan El Tahri qui, parallèlement à sa propre carrière de cinéaste-documentariste, a participé pendant plusieurs années au programme "Africa First" lancé par Focus Features, la filiale du groupe Universal dédiée aux projets de réalisateurs indépendants. Africa First a contribué à révéler de jeunes cinéastes comme Daouda Coulibaly, Wanuri Kahiu, du Kenya, ou encore la Zambienne Rungano Nyoni (sélectionnée à la Quinzaine des réalisateurs). Au total, trente-six court-métrages ont été produits en un peu plus de six ans dans le cadre de ce programme dont l'ambition était de " permettre à des jeunes cinéastes de trouver leur propre voix ".

 

Alain Modot intervient ensuite pour présenter l'expérience de DIFFA, structure de distribution créée en 2012 à la suite d'un appel à projets de l'OIF. Intégrée depuis au groupe Lagardère, DIFFA propose aujourd'hui un catalogue de plus de mille heures de fictions et de documentaires africains et se veut "un outil au service de la production africaine, qui contribue à sa professionnalisation". Aujourd'hui, DIFFA place ses programmes principalement auprès des télévisions, des services de VoD ou SVoD et des compagnies aériennes, en attendant que le parc de salles de cinéma permette une véritable exploitation des films en Afrique. DIFFA, qui commence à investir des "minimum garantis" sur certains projets, collabore aussi régulièrement avec Orange Studio, ce qui lui permet, à l'occasion, d'intervenir en amont de la chaîne de production, comme cela a été le cas avec le film de Machérie Ekwa, repéré par Alain Modot.

 

Quartiers lointains

S'il est important d'aider les jeunes talents à faire leurs premiers pas, souligne Youma Fall, il est tout aussi indispensable de faire connaître leurs œuvres. C'est ce que s'emploie à faire Claire Diao, journaliste franco-burkinabèe qui édite le périodique bilingue Awotélé, vient de publier l'ouvrage "Double vague" et anime depuis plusieurs années le programme "Quartiers lointains" parrainé en 2017 par Jihan El Tahri. "Quartiers lointains" est une initiative visant à faire circuler sur trois continents des courts-métrages de jeunes auteurs. Pour ceux d'Afrique, le problème est double, selon Claire Diao, car : "Les médias européens ne s'intéressent pas à l'Afrique tandis que les médias africains ne s'intéressent pas au cinéma." Cette année, "Quartiers lointains" met en avant quatre courts-métrages dont ceux du Malgache Luck Razanajaona et de la Rwandaise Marie-Clémentine Dusabemanjo remarqués respectivement au festival de Clermont-Ferrand et au Fespaco. Les années précédentes, le coup de projecteur est allé notamment sur Alice Diop, Yohann Kouam, Cédric Ido, Rachid Djaïdani ou Djinn Carrénard pour ne parler que des francophones.

Accompagner des courts-métrages et leurs auteurs, c'est aussi le travail effectué par Elodie Ferrer qui, après avoir organisé les ateliers "Produire au sud", puis la Fabrique des cinémas du monde, a rejoint le Poitiers Film Festival, un rendez-vous international créé par Henri Langlois et qui met en avant les films d'écoles de cinéma (courts-métrages mais aussi, parfois, longs-métrages). Poitiers est un laboratoire où l'on voit des films du monde entier dont beaucoup sont très peu diffusés alors qu'ils sont portés par les talents du cinéma de demain. Tout l'enjeu du travail d'Elodie Ferrer est de mettre ces jeunes talents en contact avec des professionnels qui pourront les accompagner sur la durée.

Après ce tour d'horizon des modes de détection et d'accompagnement de jeunes talents, Youma Fall passe le témoin à Laza, Directeur des Rencontres du film court de Madagascar qui, lui, a la particularité de faire tout : détecter, former, promouvoir, financer, distribuer, etc. Lancées au début des années 2000, alors que le cinéma malgache était en pleine traversée du désert, les "RFC" ont permis d'enclencher une dynamique : "Nous envoyons des jeunes se former dans des écoles de cinéma. Nous en sommes à 63 jeunes réalisateurs admis dans des écoles ; nous avons aussi un fonds d'aide de 10 à 15 000 €/an et le festival prend de plus en plus d'ampleur ; cette année, il a duré neuf jours pendant lesquels 350 films ont été programmés, dont une dizaine de longs-métrages, avec environ 20 000 spectateurs et une cérémonie de clôture regardée par un million de personnes à la télévision."

 

"Froissée par le mot "aider" "

Après cette succession de témoignages et de comptes rendus d'expériences, Youma Fall donne le coup d'envoi des échanges. C'est d'abord le cas de Machérie Ekwa qui fait débat. Catherine Ruelle (ancienne journaliste de RFI) juge "périlleux" son pari de passer directement au long-métrage. Quant à Jihan El Tahri, elle s'étonne que la jeune femme n'ait pas cité les grands noms du cinéma congolais - Djo Munga et Dieudo Hamadi - parmi les professionnels qui auraient pu lui mettre le pied à l'étrier. L'intéressée explique qu'elle a cherché à contacter Djo Munga mais qu'il ne se trouvait pas en RDC. Quant à Dieudo Hamadi, il s'autoproduit mais n'intervient pas sur les projets d'autres réalisateurs.

Jihan El Tahri en profite pour faire part de son malaise. "Je ne suis pas connue pour être politiquement correcte" annonce-t-elle avant d'égratigner les partenaires de Machérie Ekwa : "C'est magnifique qu'Alain Modot soit venu vous aider à réaliser votre rêve mais je suis un peu froissée par le mot "aider". La présence sur le marché d'acteurs comme DIFFA ou Orange est positive mais il ne s'agit pas d'aide". Et Jihan El Tahri de citer le fait qu'Orange ait "refusé" les films Félicité (réalisé par Alain Gomis) et
Wallaye (de Berni Goldblat, sortie France le 28 juin 2017). Elle déplore ensuite que les contrats d'Orange "ne permettent pas une vision africaine". Selon elle, "Il doit y avoir un vrai débat d'égal à égal. Les systèmes de financement font que nos meilleurs talents se tournent vers l'Amérique (Focus Features, par exemple), alors que les Francophones préféreraient travailler avec des partenaires francophones. Il faut donc rouvrir le dialogue entre nous mais d'égal à égal".

Pascal Delarue, d'Orange Studio propose une mise au point : selon lui, les négociations sur Félicité n'ont pas abouti car l'entrée d'Orange aurait conduit à écarter un distributeur indépendant déjà présent dans le montage financier du film. "En ce qui concerne
Wallaye (le film de Berni Goldblat, distribué par Rezo Films), indique-t-il, la proposition d'Orange Studio n'ayant pas été acceptée, j'ai préféré mettre de l'argent sur des films qui en avaient plus besoin". Faissol Gnonlonfin, coproducteur de Wallaye, estime, quant à lui, qu'il "faudrait revoir les termes des contrats d'Orange". La réalisatrice nigérienne Rahmatou Keita est du même avis.

 

"Ni plus ni moins malhonnêtes…"

Agacé, Alain Modot compare Jihan El Tahri à ces "démagogues baasistes qui se font applaudir dans les assemblées générales". A quoi l'intéressée répond que "la volonté de parler ensemble des choses n'est pas de la démagogie". Le même Alain Modot prend la défense des contrats d'Orange, "ni plus ni moins malhonnêtes que beaucoup d'autres", avant de rappeler qu'il y a très peu de financements en Afrique pour les productions africaines et de soutenir - ce qui provoque un tollé - qu'il n'y a pas eu de financement africain sur les films Wallaye et Félicité. Claire Diao admet que beaucoup de pays africains ne financent pas leur cinéma mais elle souligne l'effort du Sénégal, dont le Fonds d'aide, le FOPICA, a soutenu Félicité. Elle cite également l'action du Centre Cinématographique marocain et des Journées cinématographiques de Carthage dont l'opération "Takmil" contribue à la post-production de films et dont Wallaye a bénéficié.

Revenant sur l'épisode le plus musclé du débat, Laza appelle à "célébrer l'amour entre les peuples" mais il exhorte les Africains à prendre conscience que "la solution viendra de chez eux".

En guise de conclusion, Youma Fall propose d'ouvrir la porte à des partenaires comme Orange Studio "mais dans le respect de la diversité". Elle insiste sur les efforts de financement des Etats francophones du Sud et rappelle l'existence du Fonds Image de la Francophonie qui a contribué, aux côtés du FOPICA sénégalais, au financement de Félicité. Elle ajoute que la Francophonie  accompagne ses Etats membres dans la mise en place d'outils de financement mais aussi dans le développement de politiques culturelles. Elle annonce qu'une conférence des ministres de la culture francophones aura lieu en juillet à Abidjan. La dernière réunion de ce type, rappelle-t-elle, a eu lieu en 2001 et a contribué à l'adoption, quelques années plus tard de la Convention sur la diversité des expressions culturelles…



 


Pierre BARROT (OIF)

Images Francophones

 


Légende photo : Laza, Alain Modot, Machérie Ekwa et Youma Fall pendant la table-ronde de l'OIF au Pavillon des cinémas du monde (photo Salimata Barrot)


 

Pierre Barrot

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