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Gungu à Moroni
Une performance d'artiste pour un combat de citoyens
reportage
rédigé par Mohamed A. Hab
publié le 24/03/2009

Un homme traîné dans les rues de la capitale comorienne un vendredi 13, comme une bête de somme, ligoté des deux mains, grimé à la chaux vive, portant un collier de coquilles d'escargots, poursuivi par une foule hirsute, au sortir de la prière du vendredi, une foule répétant le même slogan, "mkolo nalawé" (colon, dehors), et faisant le tour de la ville. L'homme ligoté, qui incarnait le colon en question, fut également traité de "blanc noir", en référence aux thèses de feu Frantz Fanon dans "Peau noire, masque blanc". Un événement qui aurait pu paraître insolite à beaucoup de Comoriens, s'il n'y avait eu l'annonce du référendum du 29 mars 2009 pour la départementalisation de Mayotte, cette île comorienne demeurée française depuis 1975 en dépit du droit international. Une situation qui reflète le non-règlement de la question coloniale dans l'Archipel.
Organisé par des mouvements de jeunes, dont le groupe Mawatwania (Les patriotes), ce rituel d'humiliation d'un type particulier, qui s'inspire d'une vieille tradition de justice citoyenne (le gungu), aujourd'hui délaissée au profit des lois modernes, s'est déroulé le vendredi 13 mars 2009 dans le cadre d'une série d'événements, inspirés par la tradition, en réaction contre cette "domination faite aux Comoriens par la France", raconte l'un des militants présents. L'homme ligoté et traîné dans les rues pour la circonstance se trouvait être l'auteur et homme de théâtre Soeuf Elbadawi. Il s'en explique : "Ces jeunes ont eu envie d'exprimer leur colère, qui me paraît juste. Ils se sentent prêts à mener le combat, là où nos hommes politiques ont totalement échoué. Je ne pouvais que les soutenir à ma manière par cette proposition d'artiste. Une performance qui n'a de sens que parce qu'elle prend source dans la mémoire et dans l'imaginaire profond de ce pays. Le gungu dans le passé était une quasi-institution, sur laquelle on se basait pour punir, bannir, humilier, et honnir celui qui avait commis un crime contre la communauté. Je m'en suis inspiré pour construire cette petite proposition artistique aux jeunes qui sont dans ce combat contre la domination coloniale dans l'archipel. J'ai joué le rôle de celui qui est hué et banni, de celui qui a commis le crime de voler un pays, qui a commis le crime de voler une terre, une histoire, un destin au peuple comorien. J'ai joué ce maudit rôle du colon dans le gungu".
La veille de cette gungu performance, les jeunes comoriens, mobilisés contre la question de Mayotte française avaient dirigé une prière sur la Place de France, dans le quartier des banques, à Moroni. "Il y a une réelle volonté de leur part de sortir des manifestations politiques classiques, une envie de sortir des sentiers battus, en réinventant les formes de la contestation. En tant qu'artiste, je ne pouvais que m'inscrire dans ce débat de reconquête citoyenne. Ce système colonial, qui régente Mayotte et qui nous rend étranger sur nos propres terres, nous pose problème à tous. La terre, c'est ce qui fonde en partie la citoyenneté. Et le fait de savoir que Mayotte nous a été volée d'une façon pas très maline, au vu et au su de la communauté internationale, me dérange. Alors, j'essaie d'inventer une manière de dire non à Goliath aux côtés de ces jeunes. Car le combat qu'ils mènent pour notre pays ressemble à celui de David contre Goliath. Il y a plus de trente ans que la France a commis son crime dans ces îles. Mais comme notre pays ne représente rien à l'échelle internationale, Goliath savoure son plaisir à pleins nez, en continuant à diviser pour mieux régner. Il faut savoir que l'établissement par exemple d'un visa entre Mayotte et le reste de l'Archipel en 1995 a causé la mort de plus de 7.000 personnes, sans que les médias en fassent un sujet d'actualité digne de foi. Je crois qu'on ne peut pas rester insensible encore longtemps face à cette situation. Voilà pourquoi je me suis joint à ce combat de jeunes frères, qui, j'espère, permettra de susciter de vraies interrogations dans l'espace public et auprès de nos dirigeants".
Cette gungu performance, sans doute à cause de sa forme, entre théâtre de rue et justice traditionnelle, a touché le public de la capitale d'une manière inattendue. Nombre de citoyens de cette ville, ignorant le combat mené par ces jeunes, ont tenu à exprimer leur sympathie après coup. Ainsi ce vieux monsieur nous disant au hasard d'une rue : "J'ai connu le vrai gungu dans mon enfance, j'ai aussi connu la manière dont les révolutionnaires de 1975 l'ont utilisé, j'approuve la démarche de ces jeunes des deux mains. Ils nous font croire en l'espoir d'un monde nouveau. Mayotte est comorienne et doit le rester. Et je suis content que ces jeunes gens nous le rappellent un jour comme celui-ci, un vendredi sacré. C'est une belle leçon sur laquelle devraient plancher nos hommes politiques. En regardant passer ce cortège d'humiliation de près, j'ai failli pleurer. Je voyais vraiment toutes nos angoisses dans cette bête incarnée en tête du cortège, dans ce personnage humilié par les gens".
Soeuf Elbadawi, qui se réclame d'un art citoyen, ajoute : "L'art doit servir à faire bouger les lignes. En tant que comédien, incarnant ce personnage horrible traîné dans les rues, je ne cherchais pas à asséner des vérités. Mon seul but était de susciter une interrogation. Est-il normal que ce pays continue à se perdre dans les mémoires, sans que notre colère s'exprime, sans que l'on exige notre part de dignité, sans que l'on ait notre mot à dire ? J'espère que ces jeunes patriotes ne se laisseront pas récupérer par le gotha politique. Il faut espérer qu'ils ne troquent pas leurs colères contre un visa ou contre un coup de pouce pour un boulot, ou même contre un chèque de député corrompu. Leur colère est saine, elle part du citoyen, et ne singe pas nos hommes politiques, qui, eux, sont complètement bouffés par les appétits du seul pouvoir qu'ils détiennent, celui de rester sur un trône d'argile. J'avoue que si je pouvais contribuer à ce combat par mon travail, je serais un homme heureux. Car j'aurais l'impression de servir une juste cause, surtout que cette histoire de départementalisation n'est qu'un aspect d'un problème plus vaste. On nous vole la terre, on sème la haine dans les cœurs, et on assassine le citoyen. Ce gungu nous a permis de pointer le problème du doigt. J'attends de voir ce que ces jeunes vont à nouveau proposer contre Goliath. Tous nos artistes devraient contribuer à ce combat, le combat d'un peuple pour sa terre".

A. Mohamed

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